A. Sortir du double manège

De même que l’homme n’est pas le centre du monde mais « un soliculus, tout au plus » (PAT, 319), le soleil n’est pas le centre de l’univers. Dans les deux cas, il y a un « manège » dont « il faut sortir », vieux leitmotiv que Ponge réactive cette fois par l’image du manège des planètes autour du soleil . A ce jeu fastidieux il va opposer l’ob-jeu. A cette représentation nuisible de l’homme au centre de toute choses, il substituera l’ob-je. Cet aspect étroitement conjoint des deux manèges à défaire est manifeste dans le titre donné à la première section du texte, qui « initie » à la fois le « nous » et l’objeu : « LE NOUS QUANT AU SOLEIL. INITIATION À L’OBJEU » (P, I, 776). Comment Ponge met-il en place les éléments de cette « initiation »695 ?

La première section du texte met en valeur la notion de mouvement tournant mais celui-ci, qui d’abord s’applique à la rotation de la terre, se déplace peu à peu vers le fonctionnement du texte lui-même. Ponge commence par rappeler l’existence du manège de la Terre autour du soleil : « Chacun (…) sait de la Terre, et de nous par conséquent là-dessus, qu’elle tourne autour du soleil » (P, I, 777). Mais il relativise immédiatement cette apparente évidence : d’abord en introduisant l’idée que le soleil n’est « qu’un des foyers » de l’orbite elliptique que décrit la terre autour du soleil ; ensuite en replaçant le soleil dans l’abîme du cosmos : cet astre, « qui domine toutes choses et ne saurait donc être dominé, n’est pourtant que la millionième roue du carrosse qui attend devant notre porte chaque nuit » (ibid., 777). Malgré sa « sphéricité grandiose et permanente » (ibid., 777) le soleil n’est ainsi qu’un rouage au sein du cosmos. A la considération exagérée qui lui est accordée, il faut donc opposer une considération au sens étymologique, susceptible de relativiser considérablement l’importance du soleil, en nous rappelant l’existence d’autres soleils que le nôtre696 :

‘plongés dans l’ombre et dans la nuit par les caprices du soleil (…), les objets éloignés de lui au service de le contempler, tout à coup (…) aperçoivent alors ces myriades d’étoiles, les myriades d’autres soleils.
Et il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils les comptent. Et ne comptent leur propre soleil parmi l’infinité des astres, non comme le plus important. Le plus proche et le plus tyrannique, certes.
Mais enfin, l’un seulement des soleils.
Et je ne dis pas qu’une telle considération les rassure, mais elle les venge… (ibid., 782, je souligne). ’

A cette mise en relativité du soleil répond un éclatement du je en une constellation de je successifs dans le temps, représentés par un « nous » : « ce nous, l’a-t-on compris, prononcé sans emphase, figure simplement la collection des phases et positions successives du je » (ibid., 776). Le mot « phases » est significatif : se disant des « apparences diverses de la lune et de quelques planètes suivant la manière dont elles reçoivent la lumière du soleil » (Littré), ce mot place le je (l’homme) en position de planète susceptible de changement d’apparence, non de soleil immuable au sein du système que serait notre monde. L’homologie entre l’homme et le soleil s’en trouve renforcée.

Ce passage du je au nous (qui s’était déjà effectué antérieurement, on l’a vu), est ici commenté pour la première fois. Il est essentiel : abandonner le je, c’est remettre en cause la notion de subjectivité entendue comme unité d’un « je » et introduire la relativité au sein de la perception de soi-même. Mais c’est aussi assumer la plus grande fidélité possible à soi-même, puisque ce sera à tous les soi que l’on a été, à leurs « phases et positions successives ». C’est dans ce sens que Ponge le commentera de nouveau en 1955, dans « Malherbe VI » :

‘Je me suis si souvent trompé, que je ne puis plus maintenant dire je, mais seulement nous. (…) Peut-être ce nous signifie-t-il ce qui me paraît, dans l’instant que je le propose, subsister de valable, parmi mes je successifs (…) ; ce qui survit de cette quantité de je successifs (PM, II, 185). ’

Il est très remarquable que le passage au nous soit articulé, dès le début, à la conception de l’objeu. Qui est ainsi à la fois un ob-je et une possibilité d’introduire du jeu dans la notion de je.

Face à cette double illusion de système tournant, soit autour du soleil soit autour du « je », il reste à opposer le dynamisme du texte. C’est lui qui doit « tourner », manifestant ainsi sa capacité à « fonctionner ». Que le texte soit animé d’un mouvement tournant, c’est ce que le choix des mots donne à entendre dès le début :

‘Peut-être le lecteur commence-t-il ici à entendre, dans le roulement et aux lueurs de cette ébène, quelle sera la logique de ce texte, sa tournure particulière et son ton. Nous devons pourtant lui en communiquer le vertige encore de plusieurs façons (P, I, 777, je souligne). ’

Le mot « vertige » est ici essentiel : vertiginem 697, signifie en latin d’abord « mouvement de rotation, tournoiement » ; le vertige du lecteur, c’est donc ce qui fera tourner le texte. D’où l’importance de le lui « communiquer ». Il est remarquable aussi que cette notion de vertige se voie accorder une valeur pleinement positive, alors que Ponge l’a associée naguère à une angoisse métaphysique originelle contre laquelle il avait tenté de se prémunir en tournant son attention vers les choses698. Il faut transformer le vertige métaphysique en vertige volontairement créé. (Le vertige, comme la mort, comme le silence, comme au fond tous les obstacles initiaux finissent toujours, avec Ponge, par être intégrés et reconvertis dans l’œuvre.)

« Vertigineux » : le mot, mentionné dès le début du « Soleil », sera convoqué de nouveau dans la définition, un peu plus loin, de l’objeu, qui fait état de « l’épaisseur vertigineuse » (ibid., 778) du langage.

Notes
695.

L’« initiation » proposée ici est conforme à l’étymologie (in-ire : « aller dans »). C’est une « intro-duction » : il s’agit de conduire le lecteur dans l’objeu qui, étant une pratique, ne peut faire l’objet d’un enseignement théorique. Par ailleurs, « initiation » a une forte connotation religieuse, païenne à l’origine. Le projet est celui de proposer une nouvelle religion, libératrice en lieu et place d’une oppression (de créer « un nouveau dieu, saltant, exaltant », écrit Ponge dans le Malherbe, PM, II, 253).

696.

Considerare est en effet formé de cum et sidus (étoile dans un groupe ou groupe d’étoiles). La « considération » est donc l’observation des étoiles dans leur ensemble. Sur l’importance de cette notion pour Ponge, voir une lettre de 1970 à Jean Tortel : « Oui, cette considération du fonctionnement/manège/de l’horlogerie universelle : peut-être, en effet, serait-ce par là, s’agissant de gloser sur moi-même, qu’il faudrait commencer » (Correspondance Francis Ponge-Jean Tortel, op. cit., p. 238).

697.

Dont Littré indique qu’il est formé de vertere, « tourner » et du suffixe igin qui vient de agere, « agir, faire ».

698.

Notamment dans la « Tentative orale » : « Que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement, il regarde au plus près (…). Le parti pris des choses, c’est aussi cela » (M, I, 659-660).