B. A la place du manège : l’objeu

Voici donc, dans « Le Soleil » l’unique définition jamais donnée par Ponge de l’objeu – définition pour cette raison très souvent citée : l’objeu est un « genre nouveau »

‘où l’objet de notre émotion placé d’abord en abîme, l’épaisseur vertigineuse et l’absurdité du langage, considérées seules, sont manipulées de telle façon que, par la multiplication intérieure des rapports, les liaisons formées au niveau des racines et les significations bouclées à double tour, soit créé ce fonctionnement qui seul peut rendre compte de la profondeur substantielle, de la variété et de la rigoureuse harmonie du monde (P, I, 778). ’

De cette définition, maintes fois commentée, je ne retiendrai ici que ce qui intéresse directement mon propos.

Tout d’abord la notion de profondeur est consubstantielle à l’objeu, sous des formes variées : « abîme », « épaisseur vertigineuse », « niveau des racines », « profondeur substantielle du monde »… L’élaboration de l’objeu, sa gestation, sont inséparables du mouvement d’enfouissement dont j’ai déjà parlé. « Le Soleil », dont le titre nous avertit qu’il est « placé en abîme », représente le moment de l’essentielle confrontation avec cette « espèce d’abîme (…) qui se creuse à chaque instant », dont parlait la « Tentative orale », et qui est en somme « le grand trou métaphysique »699 (M, I, 659 et 660). On peut, disait alors Ponge, tenter de refermer l’abîme en contemplant n’importe quel objet, par exemple un caillou :

‘il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne aussi un précipice (…), un abîme, mais cela peut se refermer, c’est plus petit ; on peut, par le moyen de l’art, refermer un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique, mais peut-être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutiquement (ibid., 660). ’

Dans « Le Soleil » la perspective est totalement différente puisque l’objet de contemplation choisi n’est pas un objet, mais justement, lui-même, un abîme. Je développerai ce point un peu plus loin.

Cependant l’abîme est aussi celui du Logos. Ponge évoquait en 1941 « l’infini tourbillon du logos, ce remous insondable » (NNR II, II, 1180). Au vertige métaphysique de l’objet répond le vertige du Logos. L’objeu serait alors une tentative, non pas de refermer ces deux abîmes, mais de faire en sorte qu’ils ne soient plus menaces de perdition pour la parole. Or pour les transformer, il faut d’abord les avoir intégrés, donc avoir accepté d’y plonger, de s’y enfoncer. C’est là que trouve tout son sens le motif de l’enfouissement, qui constitue une sorte d’initiation – cette fois non pour le lecteur, mais pour celui qui s’y est confronté. Après cette initiation il est en mesure de faire « fonctionner » même l’abîme.

La notion de fonctionnement, mise en place dans les années d’après-guerre (et opposée à celle de signification) est en effet au cœur de la définition de l’objeu. Ce fonctionnement y prend l’aspect d’un mouvement tournant, à l’instar de la rotation de la terre. C’est en ces termes que Ponge le décrit lorsqu’il évoque, dans ses Entretiens avec Philippe Sollers, le genre nouveau que constitue « Le Soleil » :

‘Ce que je pense avoir, je ne dis pas réussi, mais tenté, dans Le Soleil, c’est, (…) sans sacrifier, sans dissimuler rien de mon travail (…) d’avoir peut-être réussi à faire tourner tout cela, n’est-ce pas ? c’est-à-dire avoir réussi à retrouver la forme bombe (…), qui était au centre de ma préoccupation au moment où j’écrivais les textes clos du Parti pris des choses, mais en amplifiant, en agrandissant tout cela (EPS, 147-148). ’

Pourquoi le fonctionnement est-il désormais plus « ample » ? Parce qu’il est susceptible de tout inclure, y compris l’imperfection, y compris ce qui menace l’harmonie de sa rotation. De même que la « sphéricité grandiose et permanente » du soleil n’est menacée ni par l’abondance et la « confusion » de matières, ni par ses imperfections telles que « protubérances » ou « taches », le texte doit trouver sa clôture à un niveau supérieur, capable de prendre en compte même ce qui semble la contredire. Dans l’objeu, la clôture est conçue de manière dynamique, ce qui n’était pas le cas des « textes clos » précédents qu’évoque Ponge. Le monde tourne, malgré ses imperfections, et le texte doit parvenir à faire de même.

‘Nous glorifierons-nous donc maintenant de la principale imperfection de ce texte – ou plutôt de sa paradoxale et rédhibitoire perfection ? Elle vient à la fois de cette énorme quantité (ou profusion) de matières (…), de leur densité inégale et de leur état de fusion (ou à proprement parler confusion) – et surtout de cette multiplicité de points de vue (…) parmi lesquels aucun esprit honnête ne saurait en définitive choisir (P, I, 777). ’

On note que « profusion » et « confusion » ramènent à un motif déjà présent dans « La Promenade ». Ces deux mots ont même origine : fundere, fondre. Le lieu de la plus grande chaleur est celui de la « confusion », au sens propre, c’est-à-dire que tout peut s’y intégrer, comme sous l’effet d’une alchimie supérieure. En 1919, Ponge écrivait, dans « La Promenade dans nos serres :

‘Divine nécessité de l’imperfection (…) apportez- moi aussi votre secours. (…) Que toutes les abstractions soient intérieurement minées et comme fondues par cette secrète chaleur du vice, causée par le temps, par la mort, et par les défauts du génie (PR, I, 176, je souligne). ’

Il est remarquable que cette intuition précoce de la nécessaire imperfection du texte (nécessité que Ponge mettra en réalité longtemps à assumer) soit d’emblée associée à la notion d’une non moins nécessaire confusion. Du reste la publication du « Soleil » est la première qui assume totalement son imperfection, en la revendiquant, non plus comme inachèvement, mais comme indice d’une certaine perfection.

Ce qui a permis ce passage, c’est sans doute la confrontation à la parole en situation, en présence, actualisée. Malgré les imperfections de cette parole, malgré sa réalisation hésitante ou bafouillante, cela se mettra à tourner au bout du compte. L’important n’est pas que chaque phrase tourne, mais que l’ensemble se mette à tourner. Ce qui nous ramène à l’intégration du Temps, à l’acceptation de différer la mise en fonctionnement pour parvenir à force de « ténacité » et de « patience » à « inventer quelque genre nouveau » (P, I, 776), capable de rendre compte du soleil.

La notion d’objeu représente aussi la possibilité de faire jouer la parole face à ce qui semble en interdire l’exercice. C’est la faire accéder pleinement au jour que de mettre le soleil « en abîme » car celui-ci, depuis toujours, était l’abîme de la parole.

Notes
699.

Dans le même ordre métaphorique, la « Tentative » présentait aussi la plongée dans les choses comme « l’ouverture d’une certaine trappe » (ibid., 658).