C. Rejouer l’aurore de la parole 

« Le Soleil » bouleverse les conditions de la communication, dans la mesure où la relation d’objet, jusque-là garante de l’existence du je, ne fonctionne pas face au soleil, qui justement n'est pas un objet 700 :

‘Le soleil ne peut être remplacé par aucune formule logique, CAR le soleil n’est pas un objet.
Le PLUS BRILLANT des objets du monde n’est – de ce fait – NON – n’est pas un objet : c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique (P, I, 781).’

La configuration initiale d’un sujet face à un objet (que l’on pourrait résumer par la formule « il y a un objet, donc je suis un sujet ») est donc singulièrement mise à mal. La disparition de l’objet en tant qu’objet commence, on l’a vu, par démultiplier l’unité du sujet, le je devenant nous. Dans son parti pris en faveur des choses, Ponge atteint là, en s’attaquant à un anti-objet, un point-limite. (Est-ce parce que le soleil n’est pas un objet qu’il faudra forger à son propos le terme d’objeu ?) Mais c’est en abordant à cette limite qu’il pourra parvenir à libérer définitivement la parole.

Si le soleil n’est pas un objet, c’est surtout parce qu’il interdit toute saisie un peu longue par le regard. Alors qu’il est, dit Ponge, « la condition même du regard » (ibid., 781) (puisqu’il rend visible les objets), il en est en même temps la négation et l’interdiction. « Ce qui en lui est atroce » c’est que, trônant au-dessus du monde, « il nous force à le contempler – et cependant nous en empêche, nous interdit de le fixer »701. Il « repousse le regard, vous le renfonce à l’intérieur du corps » (ibid., 781, je souligne). Sachant que pour Ponge le regard est, de longue date « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle » (PR, I, 173), le soleil est donc, en tant qu’objet irregardable, ce qui vous renfonce aussi la parole à l’intérieur du corps, lui interdisant de venir au jour. C’est la figure d’autorité, absolue, qui transforme les sujets (parlants) en simples sujets de leur monarque :

‘Pourquoi le soleil n’est-il pas un objet ? Parce que c’est lui-même qui suscite et tue, ressuscite indéfiniment et retue les sujets qui le regardent comme objet (P, I, 790).’

Ponge met en scène l’entrée solennelle, à chaque lever du jour, du monarque censé incarner la justice toute-puissante :

‘Ainsi le soleil, plutôt que Le Prince, pourrait-il être dit La Pétition-de-Principe. Il pousse le jour devant lui, et ce n’est que le parterre (ou le prétoire) garni à sa dévotion, qu’il entre en scène. (…) Et sa sentence est toujours la même : « Quia leo », dit-il.
Nous n’aurons jamais d’autre explication (ibid.,790). ’

Passage essentiel, qui condense des rédactions très anciennes. Le quia leo figurait déjà, sous sa forme francisée, dans un texte de 1928, « Le Processus des aurores », qui évoquait, à l’entrée de la cour, la « preuve aussitôt par lion » (NNR, II, 1065). La formule renvoie au quia nominor leo, de la fable latine de Phèdre, et dénonce l’arbitraire des décisions de justice, fondées sur le seul argument d’autorité – autrement dit sur la raison du plus fort – et interdisant toute réplique. Dénonciation que redouble le rapprochement entre « prince » et « pétition de principe » : ce prétendu « prince » (étymologiquement princeps, premier) n’occupe la première place que par un abus de pouvoir, un sophisme qui impose à tous de fausses évidences. Il est significatif que Ponge fasse reposer la tyrannie sur une faute logique, sur un usage abusif de la parole.

La figure du monarque-tyran, imposant par la force ses décisions, hante de longue date, toujours associée au lever du soleil, l’œuvre de Ponge. Apparue en 1928, on l’a vu, elle est reprise et développée en 1931 dans un nouvel état du « Processus des aurores »702 :

‘Ainsi, tout le prétoire envahi et garni à leur dévotion, la cour des paroles rentre en scène.
Et, aussitôt après elles, apparaît au fond de la salle d’audience le principal témoin, sans dais (…), je veux dire LE SOLEIL.
Tout le monde sourit d’un air content. Voilà l’explication de tout. La preuve par lion, quia leo. La raison du plus fort, la pétition de principe (NNR I, II, 1068).’

Le soleil comme monarque absolu interdisant le regard règne aussi dans « La Mounine » :

‘Le soleil trône – sur lequel il est impossible de maintenir le regard – et ses tambourinaires l’entourent (…). Quelle autorité, quel poing irrésistible s’est abattu sur la tôle nocturne pour éveiller les vibrations du jour (…) ? (RE, I, 421)’

« Le Soleil » représente la confrontation de plein fouet – en vue d’une libération définitive – à l’interdit originel pesant sur la parole. Le texte rejoue le drame d’une parole que le soleil « renfonce à l’intérieur du corps » de celui qui allait parler, le martyre de la parole empêchée devenant alors le « Martyre du jour » (titre d’un texte écrit en 1922). « Le Soleil » n’est pas seulement l’aboutissement d’un dossier ouvert en 1928 ; il résout un drame, une phobie consubstantiels à l’œuvre dès son origine. C’est le texte daté de 1931 qui décrit le plus explicitement le phénomène de la parole « renfoncée à l’intérieur du corps ». Il met en scène le moment où le monde émerge de la nuit, tandis que dorment encore les « juges » et les « exploiteurs-explicateurs de toutes choses ». A la faveur de l’apparition des choses dans la lumière, la parole semble prête à se lever elle aussi : « Enfin, me semble-t-il, je vais pouvoir parler, parmi le chœur des choses qui à ce moment toutes ensemble se renomment distinctement l’une à l’autre » (NNR, II, 1067). Mais c’est à ce moment que

‘s’infuse et filtre dans tout le monde l’inextricable , indéniable, insolent, radieux lacis des explications par le soleil, qui reconstruit le monde pareil à tout ce que l’animation des hommes réveillés sans souci va vouloir dire (ibid., 1068).’

Et c’est l’entrée de la cour des paroles, accompagnant le soleil. Comme à chaque matin, l’exercice de la parole aura été empêché : « Et moi qui fus sur le point de parler ! Et les choses qui allaient ouvrir la bouche ! Encore une fois trompés et vaincus » (ibid., 1068).

La métaphore de la cour de justice royale, telle qu’elle est reprise dans « Le Soleil », entre en écho avec la position d’avocat anciennement revendiquée par Ponge. Apparaissent à présent ceux qui faisaient face à l’avocat : le procureur et la cour des paroles, récusant d’avance tout plaidoyer et disposant de tous les moyens pour prendre l’orateur au « radieux lacis703 des explications par le soleil ». Ce pouvoir est celui des fausses évidences, des automatismes de langage, chaque matin remis en place pour fonctionner tout le jour. C’est l’aliénation par le pouvoir des paroles, « lacis » dans lequel Ponge n’a cessé de se débattre. Le parti pris des choses était fondé sur l’opposition à ce piège, sur une juste façon de nommer les choses, en prenant de vitesse le langage commun. C’est encore comme cela que Ponge le revendiquait en 1947, dans « Braque ou l’Art Moderne ». Les objets, dans leur modestie, y étaient présentés comme capables de nous tirer « hors de notre nuit (…) pour nous révéler l’Homme ». Il n’y avait plus « qu’à les renommer, honnêtement »,

‘comme ils nous apparaissent chaque matin, à l’aube, avant la pétition de principe, avant le sempiternel lacis des explications par le soleil, avant le prétoire garni à sa dévotion (…). Voilà le juste, le modeste propos de l’artiste moderne (PAE, I, 140).’

Pour réussir une véritable sortie « hors de notre nuit », il faut donc court-circuiter le simulacre qui s’en joue chaque matin lors de l’apparition du soleil et de son cortège d’évidences.

Avec « Le Soleil », Ponge accomplit l’aurore de la parole. Il se rend maître du mouvement du soleil, le faisant lui-même monter en haut de sa page, en le transformant en sceau par le pouvoir du langage704 :

‘Puisque tel est le pouvoir du langage,
Battrons-nous donc soleil comme princes monnaie,
Pour en timbrer le haut de cette page ?
L’y ferons-nous monter comme il monte au zénith ? (P, I, 780)’

Puis le faisant redescendre, à la fin du texte, « tout au long de la longue cuisse » de l’« après-midi », pour le posséder « dans les convulsions du crépuscule » (ibid. 794). Dans le passage final, intitulé LE SOLEIL SE LEVANT SUR LA LITTÉRATURE, le monde est ramené à l’espace de la page, à son dispositif typographique. Si le soleil « semble s’élever peu à peu » sur la page, c’est « à l’intérieur toujours de la justification » (ibid., 793). Ce qui se joue a lieu dans le langage. In fine, Ponge substitue résolument cet ordre à celui de l’univers, s’emparant du soleil pour le faire « briller bientôt en haut (…) de la page dont il fait l’objet » (ibid., 793). Mais il lui a fallu pour cela accomplir une plongée préalable dans la nuit, au cours d’un processus quasi-initiatique, au bout duquel « brusquement la lumière se fait » (PM, II, 52).

Cependant,plus qu’une nouvelle aurore, c’est un nouveau premier matin du monde, une nouvelle création qu’il s’agit d’opposer à celle où le soleil règne. Celui-ci n’est pas seulement dénoncé, dans son abus logique, comme mauvais maître du Logos, mais aussi comme mauvais principe de création, comme négation du Verbe créateur.

Notes
700.

C’est pourquoi elle sera relayée par une autre formule relationnelle : ce sera le nouveau cogito présenté peu après dans le Malherbe – que je commenterai plus loin.

701.

La référence implicite à La Rochefoucauld ( « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » ) (Maximes, n° 26) fait du soleil un foyer de mort tout autant qu’un foyer lumineux.

702.

Ces deux textes font partie du dossier du « Soleil », dossier qui couvre donc la période 1928-1954, ce qui montre assez comment « Le Soleil » peut être un aboutissement…

703.

De laqueus, filets utilisés pour la chasse.

704.

A propos de cette ambition de s’approprier la puissance du soleil, Michel Collot écrit : « Si Ponge se résout à "prendre décidément le soleil en bonne part", c’est qu’il veut le mettre de son côté, (…) communiquer à sa propre écriture le rayonnement puissant de l’astre. Une autre façon de "placer" le soleil "en abîme" », (…) c’est de l’inscrire dans la page comme le sceau d’une autorité souveraine » (op.cit. p. 212). D’autre part, on note que « timbrer » signifie, comme terme de blason, « mettre au-dessus d’un écu un timbre ou quelque autre marque d’honneur ou de dignité ». (Littré). Dans la métaphore héraldique qui informe, comme on le sait, le texte, le blason du soleil devient donc sceau, marque distinctive de l’écriture.