D. Etablir la parole en désolidarisant création et Verbe créateur

« Le Soleil » décrit la création de l’univers comme un processus d’éjection accompli par le soleil :

‘Le Soleil, qui n’est pas la Vie, qui est peut-être la Mort (…) a expulsé de Lui certaines de ses parties, les a exilées, envoyées à une certaine distance pour s’en faire contempler. (…) Distance fort bien calculée. Suffisante pour qu’elles refroidissent (…) insuffisante pour qu’elles échappent à son attraction et ne doivent continuer autour de lui leur ronde, leur service de spectateurs. Ainsi elles refroidissent, car il les a vouées à la mort (P, I, 782). ’

De Verbe créateur ici, il n’est plus question : l’action créatrice se ramène à une rage d’expulsion. Ponge substitue ce mouvement de rejet et de quasi-haine à la force d’attraction (donc d’amour) habituellement attribuée au soleil. Celui-ci est un anti-créateur, qui a créé la mort, non la vie. On reconnaît ici la cosmogonie funèbre du « Galet ».

Cette anti-création, ce fonctionnement vicié, cette ronde, c’est ce à quoi il faut échapper en y opposant un autre système de fonctionnement, qui sera l’objeu. Par rapport à objet, ce mot opère la substitution de jeu à jet . Ce qu’il met en avant, c’est le jeu, au sens de mode d’action volontairement combiné par un être parlant, au lieu du simple jet – ou rejet – tel que l’a réalisé la nature. Dans « Le Soleil », la création du monde n’a pas la dignité de la parole. Le verbe créateur brille par son absence, et c’est la parole humaine qui fait fonction de modèle. La prise de parole, qui suppose mise en forme à partir du manque, est en effet proprement humaine, alors que « LUI [le soleil], qu’aurait-il donc à dire ? Quelle faiblesse, quel manque à avouer ou compenser ? Non, il n’a rien à dire ! » (ibid., 786) Le soleil est ce qui n’a pas la parole : « Tu es la seule personne (ou chose) au monde qui ne puisse jamais avoir (ou prendre) la parole. Il n’est pas question de te l’offrir » (ibid., 785).

Du reste, le principe d’éjection qui gouverne la création du monde à partir du soleil continue toujours, selon Ponge, à gouverner le fonctionnement de l’astre :

‘Ce globe qui tournoie, aveuglé par l’orgueil et l’enthousiasme égocentrique, peut-être est-ce l’horreur qu’il inspire (qu’il inspire aussi bien à lui-même) qui contribue à sa giration ? Peut-être ses rayons ne partent-ils pas de son centre. Peut-être la lumière n’est-elle que ce qui fuit de ses bords (ibid., 189).’

Dans cette « fuite », Ponge voit une force susceptible d’entretenir la giration : « C’est ce qu’on appelle la répulsion, l’une des forces les plus communément employées en pyrobalistique » (ibid., 789). La giration décrite ici obéit, notons-le, à un mouvement centrifuge. Il s’agira de lui opposer le fonctionnement du texte comme mouvement centripète. Le soleil est présenté comme force d’explosion alors que ce qui fait la force, aux yeux de Ponge, de tout objet et de tout texte, c’est sa puissance de retenue :

‘Ce qu’on nous a appris de la désagrégation atomique doit nous aider à nous former une idée suffisante de la formidable force de retenue atomique que constituent (ou signifient) les formes, les moindres contours. De ce que représente comme effort centripète, comme engrenages et verrous, serrures bouclées, (…) – le moindre fragment du moindre caillou (PM, II, 61). ’

De manière plus générale, le soleil est de toute façon représenté par Ponge comme force dissociatrice (à contre courant, là encore, de la fonction de cohésion qu’il est habituellement censé assurer au sein du système). En témoigne la comparaison qui l’identifie à un fléau. Le soleil, fléau de la nature dans tous les sens du terme, s’emploie à la faire éclater : « Ainsi le soleil est un fléau. Voyez : comme les fléaux, il fait éclater les épis, les cosses » (P, I, 782)705. Du reste l’action de « battre » est au cœur du texte, comme s’il s’agissait d’opposer toute une série de « batteries » actives, de scansions énergiques, au fléau du soleil frappant les êtres humains :

‘Ainsi battons soleil comme l’on bat tambour !
Battons soleil aux champs ! Battons la générale !
OUI
Battons d’un seul cœur pavillon du soleil ! (ibid., 780) ’

Même la loi de reproduction imposée par le soleil est tyranniquement mortifère :

‘ce vieillard prodigue abuse de ses descendants, précipite le cours de leur vie, exalte puis délabre physiquement leur corps, (…) les fait gonfler, bander, éclater ; jouir, germer ; faner, défaillir et mourir. (…) Chacun est enorgueilli (…). C’est alors qu’il fait son devoir : bande et jouit (ibid., 784). ’

A cet orgasme forcé au service de l’espèce Ponge oppose l’orgasme de l’objeu et de l’objoie, et il reformulera un an plus tard, dans « Malherbe VIII » ce processus sous la forme d’une loi que se donne à lui-même l’écrivain :

‘Tendre au maximum sa vie et sa lyre. Son désir et son expression.
Somme toute, il faut désirer, aimer, bander et jouir (tout cela aussi ardemment et rigoureusement que possible) (PM, II, 149).’

Enfin, ultime mouvement par lequel, à la fin du texte, la parole s’approprie la force créatrice du soleil, celle-ci, passant par le corps de l’écrivain, devient le processus producteur de l’écriture :

‘il [le soleil] frappe alors, comme une cible, ma tempe gauche et commande ainsi, la structure de l’homme étant en hélice, les articulations de ma main droite, laquelle trace les présents signes noirs qui ne sont donc peut-être – n’est-ce pas bien ainsi ? – que la formulation plus ou moins précise de mon ombre portée intellectuelle (P, I, 793). ’

L’énergie solaire passe dans l’écriture, grâce au transformateur qu’est le corps de l’écrivain. On atteint ici un sommet dans le processus d’incorporation ou d’incarnation de la parole : le corps devient le lieu du cycle cosmique où se produit la parole. Les signes de l’écriture, ombres portées d’un corps qui fait écran au soleil, signifient l’existence même de ce corps. Par ailleurs « hélice » répond à « Helios » : la structure de l’homme « en hélice » fait de lui un autre soleil.

L’affranchissement de la parole, tel qu’il se joue dans ce texte capital qu’est « Le Soleil » sera bientôt ostensiblement manifesté par Ponge dans son « Texte sur l’électricité ».

Notes
705.

Noter que fléau « instrument pour battre le blé », est issu de flagellum, « fouet ». Le fouet-fléau du soleil entre en opposition avec la parole comme « fouet de l’air ». Le premier fait éclater la singularité, le deuxième lui donne l’impulsion, la fait avancer. Ainsi, grâce à cette énergie le soleil-fléau devient-il à son tour « toupie à fouetter » (titre de l’une des sections du texte).