E. Dans le prolongement des conquêtes du « Soleil » : le « Texte sur l’électricité »

Composé quelques mois seulement après l’achèvement du « Soleil », le « Texte sur l’électricité »706 met en œuvre, de manière ludique, l’usage d’une nouvelle liberté dans l’alternance de l’obscurité et de la lumière. Le texte manifeste ouvertement le plaisir de remplacer la tyrannie du rythme solaire par l’alternance volontaire et maîtrisée (l’électricité étant le symbole de cette maîtrise) du jour et de la nuit, selon ce qui convient au propos et à la relation avec le lecteur. Ce jeu, ouvertement répété, scande le texte :

‘Et maintenant nous allons, sur ce livre et sur nos intentions, éteindre les plafonniers, allumer plutôt les lampes de bureau ou de chevet, et nous allons avoir un contact plus intime, une conversation plus familière (…). Et voyez ici déjà, entre parenthèses, comme il est plaisant de pouvoir ainsi varier instantanément les éclairages selon son état d’esprit, ou selon la mise en scène (…) que l’on veut créer (L, I, 490).’

Un peu plus loin, la liberté ludique s’exercera en sens inverse :

‘Et voici donc le moment de rallumer brusquement les plafonniers.
Rassurez-vous, c’est pour les réteindre aussitôt. Mais vous avez senti, n’est-ce pas, comme il est merveilleusement en notre pouvoir de jeter tantôt sur vous, sur moi, sur les lieux de l’évidence et de l’activité707, forte, vive et impitoyable lumière, et tantôt de nous replonger dans la nuit (ibid., 492). ’

La liberté d’éclairage – à déchiffrer évidemment en termes de poétique – est aussi celle de mettre en lumière tel ou tel point en dirigeant sur lui les projecteurs :

‘Et je me dis que je pouvais aussi braquer ces faisceaux sur le fronton de tel monument pour en faire surgir comme jamais auparavant quelque détail (…). Ces jeux, me dis-je, sont à ma volonté, comme ils sont à l’infini (ibid., 502).’

La maîtrise de l’électricité est donc liberté dans l’exercice de la parole, dans le propos. Liberté, en particulier, d’éclairer vraiment le propos, par des explications, et d’être soustrait par là (en même temps que le lecteur) à la tyrannie des évidences instaurée par le soleil : c’est le contraire du « "Quia leo", dit-il. Nous n’aurons jamais d’autre explication » du « Soleil ». Ici la clarté entend être une vraie clarté, ressentie comme telle par le lecteur et non un aveuglement des évidences. D’où le petit jeu, répété, du « Est-ce clair ? Il me semble que c’est clair » (ibid., 489 et 490).

L’électricité devient même symbole de la liberté du processus créateur. Le « Texte sur l’électricité » fait en effet référence à un souvenir d’enfance : le moment où l’électricité a été installée dans la maison familiale, à Avignon708. Or ce souvenir fait écho au « Mémorandum » (1935) que Ponge a placé en tête des Proêmes, et qui dit la difficulté à garder en tête le « principe à partir duquel seulement l’on peut écrire des œuvres intéressantes et les écrire bien » (PR, I, 167). Ce principe éclaire « comme la lumière d’une ampoule électrique tout à coup dans une maison jusqu’alors éclairée au pétrole ». Toutefois la liberté qu’il confère est sujette à éclipses : « Mais le lendemain on aurait oublié que l’électricité vient d’être installée, et l’on recommencerait à grand-peine à garnir des lampes, à changer des mèches, à se brûler les doigts aux verres, et à être mal éclairé… » (ibid.,167)

Plus généralement encore, le « Texte sur l’électricité » semble se proposer de rétablir l’homme dans sa liberté, sa « franchise ». Il s’agit de promouvoir, hors de la tyrannie du soleil, un homme non assujetti, et presque une nouvelle religion de la liberté. Dans un projet initial, le texte devait porter en épigraphe cette citation de Rimbaud : « Ne se peut-il que les accidents de féerie scientifique soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ? »709. Il est évident que le terme « franchise », utilisé avec insistance par Ponge dans son « Texte sur l’électricité »710 est à comprendre au sens propre comme état de non-assujettissement. Ponge avait songé aussi, avant la première parution de son texte dans la N.R.F. de juillet 1955, à intituler celui-ci « Prône »711. De fait, l’auteur s’y fait le desservant d’une nouvelle religion, celle de l’affranchissement de l’homme. La coloration religieuse du texte vient notamment de ses nombreuses références à la mythologie et aux rites du paganisme, ainsi que de la formule rituelle qui clôt le texte, comme pour signaler la fin du prône dominical : « Ainsi soit-il » (ibid., 511).

L’image de l’homme prônée ici est celle d’un être capable de rejoindre sa liberté originelle non par un retour en arrière mais par l’utilisation de tout ce que son ingéniosité lui a fait découvrir, toutes ces découvertes techniques dont l’électricité constitue le sommet. Ponge insiste en outre sur la spécificité de l’homme qui est d’évoluer sans pour autant se transformer physiquement, au contraire des animaux : « Qu’est-ce que l’homme ? C’est un homard qui pourrait laisser sa carapace au vestiaire » (ibid., 507). Dès que l’homme sort de sa machine et enlève ses vêtements, « le voilà comme au premier jour : aussi nu, nu comme un ver, aussi rose, aussi intégralement propre et libre que possible » (ibid., 508). La liberté de l’homme rejoint ici celle de l’écrivain-Ponge, libre de sortir de ce qu’il appelait naguère ses « panoplies », libéré des coquilles protectrices mais embarrassantes, rendu à sa liberté de mouvement. Ce que le « prône » propose ici, c’est une nouvelle naissance de l’homme, un retour à sa nudité heureuse d’avant la chute, un affranchissementpar rapport à tout ce qui pèse sur lui, qu’il s’agisse de la loi solaire de l’alternance jour-nuit ou de la loi divine qui lui donné honte de sa nudité. Naissance, donc, d’un « homme renouvelé : rajeuni, plus propre, plus lisse, plus libre (comme on dit d’une roue libre) et en somme plus détaché » (ibid., 505).

Après « Le Soleil », les conditions sont réunies pour le surgissement de la parole en pleine lumière, succédant à sa gestation souterraine.

Notes
706.

Texte commandé par la Société pour le développement de l’électricité.

707.

On note la reprise des termes qui, dès « Le Processus des aurores », désignaient le jour comme lieu des évidences et de l’activité.

708.

« Il me souvient fort bien de ce qui se passa, lors de ma première enfance – j’avais alors sept ou huit ans – quand fut accomplie la modernisation, quant à l’éclairage, de la grande maison que nous habitions dans un faubourg d’Avignon » (ibid., 501).

709.

Note manuscrite de janvier 1958, citée dans la notice de « Texte sur l’électricité », OC I p. 1078.

710.

« [Il] nous saura gré de notre franchise », p. 488 ; « il faut être un peu plus franc encore », p. 489 ; « toujours dans le même esprit de franchise », p. 490.

711.

En témoigne un document également cité dans la notice, p. 1078.