A. L’œuvre de Malherbe : une propédeutique

L’enfouissement préalable de la lyre

Le travail sur Malherbe reproduit, à ses débuts, l’enfoncement dans la nuit du Logos qu’évoquait « Le monde muet est notre seule patrie », enfoncement qui devait reconduire les poètes jusqu’au niveau du balbutiement. Le même mot apparaît dans le Malherbe pour désigner la naissance et l’enfance d’une nouvelle parole sur cet auteur : « Personne d’un peu d’esprit, à propos de Malherbe, qui ne doive aussitôt balbutier » (PM, II, 34, je souligne). Le balbutiement s’impose devant la puissance que manifeste, aux yeux de Ponge, cette œuvre, réussite éclatante dans l’ordre du Logos. Il faut, à son propos, encore une fois « tout reprendre du début », inventer une parole hors de toute convention, résister à toute conclusion prématurée, s’armer de patience. Le travail sur Malherbe sera le lieu d’un enfouissement profond et durable (sept ans). Impossible de le produire au jour avant longtemps, déclare Ponge d’entrée de jeu712. Pour atteindre à la hauteur du modèle, des détours préalables seront indispensables.

C’est ce que manifeste, très rapidement, cette déclaration d’intention :« Pour répondre à son œuvre – et parler dignement de lui – il faudrait remonter la lyre au point où il l’a tendue. (…) Nous devons donc y renoncer aujourd’hui » (ibid., 34, je souligne). La lyre, motif récurrent du Malherbe, est métonymiquement symbole de lumière, en tant qu’attribut d’Apollon. Le véritable surgissement dans la lumière ne se fera qu’après l’achèvement du « Soleil », c’est-à-dire dans « Malherbe VI », après un long travail, comparable à une métamorphose. Là encore, comme pour affronter le soleil, il faudra « mettre le temps dans le complot ». Avant de tendre la lyre, il faudra d’abord passer par une phase où l’on acceptera de l’enfouir profondément. C’est la stratégie que Ponge explique dans « Préfaces aux Pratiques » en novembre 1951 : enfoncer dans la terre « la lyre qui n’est plus à placer au fronton des superstructures mais doit pourrir dans l’infraordinaire » (PAT, 286). Il la réaffirmera un an plus tard dans « Malherbe III » : « Il ne s’agira jamais, à ce niveau, que de la perfection, de la tension » rappelle-t-il avant d’indiquer que l’heure n’est pas encore venue de cela :

‘Cependant, nous devons actuellement procéder autrement. ( …) Nous désirons que les choses se délivrent (…). La parole doit se faire humble, se mettre à leur disposition, pourrir à leur profondeur (PM, 58-59, je souligne).’

Pour faire sonner la lyre aussi bien que Malherbe, il faut d’abord l’imprégner de la réalité des choses, qui fonde son juste exercice. Il s’agit d’enraciner la parole au sein du monde muet, pour créer les conditions de son surgissement.

Notes
712.

En octobre 1951, Ponge écrit à Jean Tortel : « Ce que j’avais à en dire, ce que je voulais dire à son propos s’est aggravé, compliqué. (…) Je sais maintenant qu’il ne pourra être sérieusement mis au point avant de longs mois, peut-être avant… le quatre centième anniversaire de la naissance de notre poète, c’est-à-dire en 1955 ! » (Correspondance, op. cit., p. 91-92).