Raison et réson

Le premier fragment publié du Malherbe, « Malherbe d’un seul bloc à peine dégrossi », rédigé dès l’été 1951, s’ouvre sur l’image de la lyre tendue, promise à un rôle de premier plan dans tout l’ouvrage : « Pour que la lyre sonne, il faut qu’elle soit tendue » (PM , 34). La référence à la lyre peut surprendre chez l’anti-lyrique Ponge, mais ce sera pourtant par l’évocation de cet instrument qu’il parviendra à de nouvelles définitions de la parole.

Malherbe est, selon lui, celui qui a « tendu à plus haut point que personne » et « fait sonner » la lyre (ibid., 34). Méditer sur son œuvre, dont Ponge écrit que « LE MOINDRE FRAGMENT SE TIENT SUR NOS GENOUX COMME LA LYRE ELLE-MÊME » (ibid., 40), ce sera, tenant contre soi la lyre, méditer sur la juste manière de la faire sonner. Ponge retrouve là une très ancienne préoccupation : comment faire rendre un son à la langue ? Il réécrit, en la transformant profondément, sa déclaration de 1927 : « On pourra être sûr qu’elle rendra un son si elle est conçue comme une arme » (PR, I, 172). La lyre remplace l’arme et le fouet (dont l’évocation suivait aussitôt). La réhabilitation de la parole a mis au premier plan l’aspect musical plutôt que le claquement du fouet. D’autre part, choisir la lyre, c’est opposer la rigueur d’un instrument unique à l’orchestre assourdissant du soleil, lui à qui, en tant que « le plus brillant des objets du monde », il « faut tout l’orchestre : les tambours, les clairons, les fifres, les tubas. Et les tambourins, et la batterie » (P, I, 780). La perfection simple de la lyre est contrepoint au vacarme intempestifdu soleil. Par ailleurs l’ambition de faire sonner la lyre mobilise l’acception poétique du verbe « sonner », qui se dit, comme l’indique Littré, « du son que produisent les lettres et les mots ». Acception qui était déjà présente en latin, sonare signifiant, en poésie, « faire entendre avec éclat, faire sonner, vanter ».

Dès le début du « Malherbe III », en juillet 1952, ce désir de faire sonner la parole conduit au néologisme réson, qui entre aussitôt en relation avec son homonyme raison, ce couple devenant à partir de ce moment l’un des grands motifs de l’ouvrage : « Il s’agit de fonder en raisons (résons), quasi scientifiquement, quoi ? L’audace de nos intuitions. Nos intuitions les plus arbitraires » (PM, 44). La différence entre raison et réson, avant de connaître son plus grand développement dans « Malherbe VI », réapparaît dans « Malherbe IV » : « Mais cette raison, qu’est-ce, sinon plus exactement la réson, le résonnement de la parole tendue, de la lyre tendue à l’extrême » (PM, II, 80). La phrase établit clairement l’équivalence entre lyre et parole. C’est bien la parole qu’il faut tendre, pour qu’elle résonne. Résonner est désormais premier par rapport à raisonner. Cependant il est remarquable qu’il s’agisse là, en réalité, du retour d’une intuition très précoce dans l’œuvre, puisque « Le Jeune Arbre » (dont la composition commence en 1926) se terminait originellement non pas par la désignation du poète en « auteur d’un fort raisonnement » (PR, I, 185), mais d’un « fort résonnement ». C’est une remarque de Paulhan qui avait provoqué la modification713.

Faire sonner la langue, c’est une autre façon de la faire signifier. La notion de réson se voit articuler très rapidement à celle de signification. Dès septembre 1951, Ponge écrit, à propos de la langue de Malherbe : « C’est le langage absolu : quasi sans signification ; ou plutôt c’est la signification même (et elle seule) » (ibid, 18). Plus tard il la définira comme « un concert de vocables, qui signifie sur tous les plans, se signifie lui-même (donc, ne signifie plus rien ) » (ibid., 111-112). A dater de la réflexion sur raison et réson, le mot « signifier » renvoie bien plus pour Ponge au fait de « notifier quelque chose » qu’à celui d’« avoir tel ou tel sens »714. La signification telle qu’il l’entend, au lieu de relier l’énoncé à un concept (sur le mode : ceci signifie telle chose ) le relie à celui qui le prononce et à son destinataire (je vous signifie quelque chose ). Le fait de signifier met ainsi en jeu le double sens de la notion d’autorité – du côté de l’écrivain et du côté du lecteur – tel que le soulignent Gérard Farasse et Bernard Veck 715. C’est un acte à l’intention de celui qui va le comprendre. Et surtout c’est un acte qui se désigne lui-même comme tel, car le summum (atteint par Malherbe) c’est le moment où la parole se signifie elle-même, où « la lyre résonne à sa propre gloire » (ibid., 111). L’importance de cette notion aux yeux de Ponge est telle que c’est sur son évocation qu’il clôturera les Entretiens avec Philippe Sollers : « Dans mon Malherbe, je dis que le projet existentiel de Malherbe est, seulement, que la parole sonne comme telle, c’est-à-dire qu’il ne s’agisse que d’une tautologie à sa propre gloire » (EPS, 191).

La recherche de la réson est inséparable de celle de l’efficacité, comme le montre ce passage du Malherbe associant étroitement l’une et l’autre, par le biais du verbe « frapper » qui s’applique aux cordes de l’instrument comme aux esprits des lecteurs : « Il [Malherbe] sait ce qu’il veut faire, et voit clairement ce qu’il fait. (…) Il sait où il veut frapper, et il frappe juste. Sans souci de la vérité pure : efficacité, beauté » (ibid., 46, je souligne). Malherbe montre l’exemple selon lequel l’important n’est pas ce que cela veut dire mais ce qu’il veut dire. Il nourrit la réflexion, originelle chez Ponge, sur l’efficacité pragmatique du langage.

Notes
713.

« Le fort résonnement me choque un peu », écrit Paulhan à Ponge, dans une lettre de fin 1926 (Corr. I, 76, p. 71).

714.

Ceci conformément à l’étymologie, le sens de significare étant d’abord celui de « indiquer, faire connaître, faire comprendre, montrer », puis de « annoncer ».

715.

En un premier sens « le désir d’autorité peut se paraphraser par : comment faire pour être l’auteur de ce que je dis ? Il se trouve – c’est le second sens – qu’en devenant l’auteur de ce que je dis, en parlant en mon propre nom, je fais autorité » (Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, op. cit. p. 51).