D’un père à l’autre ; d’un principe enfermant à un principe engendrant

Tout d’abord, Malherbe fournit la figure d’un père autorisateur, et permet de liquider celle du mauvais père incarné par le soleil. Mauvais père, le soleil l’est en effet à plusieurs titres. D’abord dans la façon monstrueuse dont il engendre : cette rage d’expulsion – évoquée plus haut –, cette volonté de condamner à l’« exil » « certaines de ses parties » (P, I, 781). Ensuite dans l’exercice de sa fonction paternelle, où il rappelle Cronos : « ce vieillard prodigue abuse de ses descendants » (ibid.,784) ; « Père voyeur et proxénète… Accoucheur, médecin et tueur. Violeur de ses enfants » (ibid., 785). A l’opposé, Malherbe. On a souvent signalé la fonction paternelle dont Ponge revêt Malherbe et l’identification qu’il opère entre ce personnage et son propre père. Il est peu de dire que cette identification est à l’origine de la méditation sur Malherbe, puisqu’elle surgit à la première page du premier fragment du chapitre I : « D’abord la petite barbiche. Mon père aussi la portait. Malherbe fut un bon père » (PM, II, 5). Selon un processus psychique bien connu, l’ambivalence de l’image paternelle se résout par une scission qui, reversant tous les aspects négatifs sur une première figure (ici le soleil), permet d’obtenir, incarnée par un deuxième personnage, une image paternelle pleinement positive, délivrée de ce qui lui faisait ombre. Or, on le sait, quelque chose d’une ombre paternelle a toujours inhibé l’exercice de la parole chez Ponge.

Mais plus encore que comme figures de pères, Malherbe et le soleil s’opposent l’un à l’autre dans leur fonction de principe central au sein d’un système,Malherbe fournissant l’image d’un noyau générateur dans un système engendrant, alors que le soleil est un noyau sec et répulsif. Jean-Marie Gleize et Bernard Veck montrent, dans « Malherbe quant au soleil » l’homologie entre les places de Malherbe et du soleil par rapport à un système, dont ils sont le « noyau » et la condition : « A tous les sens du terme, le soleil et Malherbe commandent tous les éléments du système (solaire ; de la littérature française) »717. Mais au sein de ces deux systèmes, les relations entre le noyau, père symbolique, et les éléments sont profondément différentes. Alors que le soleil est « monarque absolu, à distance de ses sujets »,

‘Malherbe, au contraire, tout transcendant qu’il soit, fait partie (…) du système qu’il domine, dans la mesure où le XXè siècle littéraire en France use de la même langue que lui. Appartenance, solidarité, que dira la métaphore de l’arbre, dont Malherbe constitue le tronc (…). La grande différence entre Malherbe et le soleil se situe dans leur "fonctionnement" ; alors que l’autosuffisance solaire ne vise qu’à la répétition du cycle vie/mort, (…) le "dictionnaire en ordre de fonctionnement" qu’est l’œuvre de Malherbe (…) peut indéfiniment servir de relance à une nouvelle aventure de la littérature française, à une nouvelle poussée du grand arbre vers l’avenir (…)718.’

En tant que principe générateur, Malherbe exerce donc une fonction suscitatrice de la parole et fournit les moyens de son exercice dans les meilleures conditions. Transmettant le « dictionnaire en ordre de fonctionnement », il invite à s’en servir. Ce rôle autorisateur de parole fait de lui le principe opposé au soleil qui, par sa seule apparition, avait pouvoir de « renfoncer la parole dans la gorge ». Malherbe, au contraire, incite à une parole qui s’affirme en affirmant.

Notes
717.

J. M. Gleize et B. Veck, Actes ou Textes, op. cit. p. 40.

718.

Ibid. p. 42.