L’articulation du OUI, le tremblement de certitude,

La section VI du Malherbe orchestre le thème d’une poésie du OUI, dont Malherbe donne l’exemple :

‘Oui, c’est la poésie du « certainement ».
C’est le langage absolu. (…)
La Parole parle. L’articulation du « oui ». Le développement articulé de la syllabe nécessairement magique du « oui » (PM, II, 119, je souligne). ’

L’acquiescement résolu de cette poésie, avant de concerner le monde, concerne la parole elle-même. Une parole juste ne peut que se revendiquer comme parole. Et pour cela, il lui faut un destinataire entendant cette affirmation : « De l’affirmation nécessaire au Verbe,lequel implique profération, donc prétention à la communication et naïveté foncière » (ibid., 119). De même que pour Ponge la signification est le fait de signifier quelque chose à quelqu’un, la profération implique un complément d’attribution719.

« Le Soleil » comportait déjà, et même avec insistance, le motif du « oui » :

‘L’y ferons-nous monter [le soleil en haut de la page] comme il monte au zénith ?
OUI
Pour qu’ainsi réponde, au milieu de la page,
L’acclamation du monde à son exclamation ! (…)
C’est le plus brillant des objets du monde.
OUI, brillant à tel point ! Nous venons de le voir (P, I, 780-781).’

Le oui du « Soleil » était cependant surtout réponse et tentative de contrepoint à l’arrogante auto-affirmation de l’astre, alors que « Malherbe VI » propose un oui dont la portée est supérieure car il est constitutif de la parole elle-même : « Le monde entier n’est que l’orchestration des harmoniques variées de la Parole ; les articulations du OUI » (ibid., 121). Le oui est ainsi non pas l’une des modalités de la Parole mais son essence même720. En tant que tel, il apparaissait déjà en 1926, dans « Notes d’un poème (sur Mallarmé) », où Ponge, à partir de Mallarmé, cherchait à établir les piliers de sa propre conception de la poésie. « La poésie de Mallarmé », écrivait-il, « revient à dire simplement "Oui" ». "Oui" à soi-même, à lui-même, chaque fois qu’il le désire » (PR, I, 182). Se rejoignent donc dans ce « oui », à trente ans d’intervalle, les deux grandes figures tutélaires que sont pour Ponge Mallarmé et Malherbe.

La poésie définie comme oui s’étaie sur la notion de réson, dont elle est un développement. Puisque la réson naît de la tension parfaite de la corde, elle s’accompagne nécessairement d’une vibration, qui n’est autre que ce « tremblement de certitude » que Paulhan reprochait naguère à Ponge, et que celui-ci revendique désormais comme une manifestation du OUI :

‘Cette vibration de la corde la plus tendue, c’est exactement ce tremblement passionné, ce tremblement de certitude que P. jugeait odieux chez moi (…). C’est le ton affirmatif du Verbe, tout à fait nécessaire pour qu’il « porte ». C’est le OUI du Soleil, le OUI de Racine, le OUI de Mallarmé ; c’est le ton résolu, celui de ce que j’ai appelé la « résolution humaine », celui de la résolution stoïque : « à tout prix la santé, la réjouissance et la joie ». C’est enfin la seule justification de la Parole (prose ou poésie), une fois franchies toutes les raisons de se taire. C’est la décision de parler (PM, II, 186-187). ’

Cette déclaration est évidemment essentielle : elle opère un retour en force du « il faut parler » initial, qui se voit totalement justifié, mais dans un élan résolu d’adhésion et non plus dans un « parler contre ». Cette transformation intègre les avancées du « Soleil », auquel elle se réfère ouvertement : « à tout prix la santé, la réjouissance et la joie » est une citation du « Soleil », dans lequel Ponge écrivait que l’unique « solution » était de « prendre décidément le soleil en bonne part », de « l’honorer, le chanter, tâchant seulement de renouveler les thèmes (et variations) de ce los. » « Certes », ajoutait-il, « nous savons à quoi nous en tenir, mais à tout prix la santé, la réjouissance et la joie » (P, I, 783). L’intuition originelle, « il faut parler » est sans doute, dans ses modulations successives, l’un des fils conducteurs de l’œuvre dans son ensemble.

Si le « ton affirmatif du Verbe » est nécessaire pour qu’il connaisse toute sa portée, on aboutit à la valorisation d’une poésie de louange, et même d’un certain lyrisme, pourvu qu’il soit résolu : comme Malherbe, Ponge « sait ce que vaut de pouvoir, temporel et intemporel, l’exercice d’une certaine littérature. Quelle littérature ? La poésie de résolution et de louange.Lyrique et gnomique » (PM, II, 144). Le mot « louange » appartient au lexique malherbien721, mais il comporte également une forte connotation religieuse. Une fois encore, Ponge s’emploie à détourner le vocabulaire religieux pour le reverserdans la sphère de la poésie. Se fortifiant de l’exemple de Malherbe, il en vient à faire de la louange la justification même de la parole :

‘tout le monde s’accorde pour reconnaître que ce auteur savait louer. Et l’on peut considérer que la louange ou le parti pris sont une des seules justifications non seulement de la littérature mais de la Parole. (…) Plus généralement, on pourrait dire que l’émission de sons significatifs de notre existence et de notre accord avec le monde : telle est la définition et la seule justification de la parole (ibid., 230-231, je souligne). ’

Là tout est dit. Là trouve sa formulation l’aspiration originelle (« L’on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : "Raisons de vivre heureux" »722) à une parole de vie. Aspiration qui, réitérée dans les « Pages bis », en 1943, prenait la forme d’un choix résolu en faveur de l’homme :

‘De quoi s’agit-il pour l’homme?
De vivre, de continuer à vivre, et de vivre heureux. (…)
Notre devise doit être :
« Etre ou ne pas être ? » – « ÊTRE RÉSOLUMENT » (PR, I, 216, 219). ’

Cette résolution s’appuie désormais sur une conception de la parole comme manifestation de la dignité proprement humaine, et mise en œuvre par l’homme de son adhésion au monde. L’accord avec le monde est inséparable de la confiance accordée à la parole. La poésie est célébration à la fois de la beauté du monde et de la Parole, dans une adhésion quasi-physique, hors de tout conceptualisme :

‘[Malherbe] ne connaît qu’un seul thème : la Parole comme telle sonnant à la louange de la Beauté comme telle. (…) C’est la résonance, dans le vide conceptuel, de la lyre elle-même (PM, II, 229). ’
Notes
719.

Comme le montre son étymologie : du latin proferre signifiant « porter en avant, présenter, mettre devant les yeux, porter à la connaissance ». Pro-férer une parole, c’est la pro-poser au lecteur.

720.

« Ce "oui", qui ne porte pas sur les choses elles-mêmes, renforce l’acte d’affirmer plus que ce qui est affirmé », note Gérard Farasse (L’Ane musicien, op. cit.,p. 82).

721.

« Et trois ou quatre seulement/ Au nombre desquels on me range/ Peuvent donner une louange/ Qui demeure éternellement » : ces vers de Malherbe sont cités par Ponge dans « Malherbe V » (ibid., 101).

722.

Cette affirmation date de 1928 (PR, I, 197).