C’est dans « Malherbe VI » – après la fin de l’aventure du « Soleil » – que se dit, métaphoriquement, l’assomption de la Parole, son surgissement triomphal hors des profondeurs de la terre. Lorsque Ponge tente de définir ce qu’il appelle son « projet existentiel » (PM, 111), il le pense en termes de naissance de la parole, recourant à la formule employée jadis à son propos par Bernard Groethuysen : « Une parole est née dans le Monde Muet » (PM, II, 111). Il aura fallu trente ans pour que Ponge s’approprie vraiment cet acte de naissance, qu’il prenne acte lui-même de cette naissance…
Dans « Malherbe VI », dès décembre 1954, face à l’imaginaire de l’enfouissement, s’affirme celui d’une parole située très haut : parole qui
‘dédaigne toute concession putassière, tout charme, toute redescente au social, aux conjonctions, toute flatterie (cf mon ancien texte L’Aigle commun) ; qui hurle dans la stratosphère, au-dessus des significations . C’est la bouche oraculaire, c’est le Verbe lui-même (ibid., 120). ’Au moment de « L’Aigle commun » (1923) le « dédain de toute concession » prenait la forme d’une répugnance à descendre vers le sol, et d’une aspiration à rejoindre les hauteurs. Trente ans plus tard, l’auteur sait qu’il lui faut descendre d’abord, et même très profondément, pour pouvoir remonter. Sa manière de dédaigner les concessions du « social » a été de plonger à une profondeur où elles n’atteignent pas. Mais ceci dans l’attente de resurgir au niveau oraculaire. Du reste, n’est-ce pas des profondeurs de la terre que sort l’oracle d’Apollon lui-même ?723
C’est à travers un souvenir autobiographique que le surgissement vertical de la parole trouve à se métaphoriser longuement : celui de l’incendie des pétroles de Rouen, en 1940, (survenu alors que Ponge était mobilisé non loin de là) et de la colonne de fumée observée à cette occasion :
‘La parole en un sens s’élève comme la fumée (…). La parole douée de force ascensionnelle, ardente, fougueuse, et qui monte tout droit malgré le mouvement baroque, hélicoïdal des flammes, et qui donne l’impression d’une haute tour, qui nous porte irrésistiblement, d’un seul coup, dès les premiers mots, à un niveau supérieur (ibid., 153). ’Cette « force ascensionnelle » du verbe est devenue aux yeux de Ponge, grâce au modèle malherbien, une composante essentielle de sa conception de la parole. Avec Malherbe, et à sa suite,
‘il ne s’agit plus d’opinion ni d’idées. Il ne s’agit que du Verbe (le Verbe français) et de sa rigueur et force ascensionnelle (…). Pourquoi dis-je rigueur ? parce qu’il ne se produit aucune dispersion selon les horizontales, tout est dirigé (droites et courbes, flèches et volutes), très énergiquement et très constamment vers le haut (ibid., 154).’Métaphore de surgissement en hauteur encore que celle de la cime de l’arbre – dont j’ai déjà parlé. Dans « Malherbe VI », elle est plus prégnante encore que celle de la lumière (peut-être parce que celle-ci avait déjà été abondamment exploitée dans « Le Soleil). La façon dont Ponge se définit comme « la cime, la feuille suprême de la Littérature française » (ibid, 171) s’accompagne d’une réflexion sur le verbe « croître » et l’élan vertical qu’il exprime :
‘nous préférons – et de loin ! – croître à croire : à cause de cette lettre de plus, le T, qui exprime la poussée de la cime, la poussée du tronc vers le haut, vers l'avenir. Nous n’aimons croire que dans la mesure où cela nous aide à croître (ibid, 170). ’Le transfert identificatoire qui s’est opéré – comme on l’a vu – du tronc vers la cime de l’arbre permet à l’écrivain de se situer entièrement du côté de la poussée vers le haut, en symétrie avec le thème précédent de l’enfoncement vers la profondeur. Il y a entre enfoncement dans la nuit puis lumière le même rapport qu’entre enfoncement dans la terre et position de bouquet terminal de la littérature. On note du reste que le soleil lui-même est présenté comme « fleur fastigiée » (de fastigium, « faîte »). Si « tous les jours au faîte du monde monte une fleur fastigiée » (P, I, 787), Ponge en organise, à la fin du texte, la redescente crépusculaire. Au mouvement du soleil – montée progressive puis abaissement – répond donc pour l’écrivain le mouvement inverse de remontée glorieuse après l’enfoncement volontaire dans les « trente-sixième dessous ».
Le motif de l’ascension verticale atteint son apogée avec l’image, promise à de riches développements, de la parole-fusée, capable de s’établir au niveau de « l’harmonie des sphères » :
‘Non certes, (…) nous ne renonçons pas à nous élancer, à rejoindre peut-être, pour nous y établir, la catégorie des étoiles fixes, dans l’harmonie des sphères, le fonctionnement universel.C’est grâce à l’affranchissement imaginaire du règne exclusif du soleil dans l’espace interstellaire que peut s’élaborer librement l’image d’une parole capable de s’élancer au travers de l’atmosphère et de la stratosphère pour les franchir et s’établir au niveau cosmique.
Désormais, Ponge fait sienne cette aspiration de Malherbe au surgissement de la parole vers le « plein ciel », aspiration qu’il définit ainsi :
‘c’est essentiellement, à propos de n’importe quel prétexte (…), de tout rassembler à la verticale. Et que tout en plein ciel trouve son issue (…). C’est un projet existentiel (…). Il ne veut que faire maxime de ses désirs, ambitions (positives) et intuitions724 (ibid., 263). ’La transe de la prêtresse qui transmettait l’oracle était causée par une vapeur prophétique exhalée d’un gouffre profond creusé dans le roc, et au dessus duquel était placé le trépied sur lequel s’asseyait la Pythie.
On note qu’avec l’expression « faire maxime », qu’il avait employée, dès 1926, pour qualifier le projet de Mallarmé, (« Poésie n’est point caprice si le moindre désir y fait maxime », PR, I, 182) Ponge jette encore une fois un pont entre ses deux grands modèles, Mallarmé et Malherbe.