D. Religion de la Parole

Derrière la lyre (présente dès 1951), il y avait Apollon, dont le culte est évoqué nommément dans « Malherbe VI » en février 1955, le dieu païen de la lumière venant se substituer au soleil défait :

‘Quel est le Pouvoir, quelle est la Situation vraiment supérieure à laquelle puisse prétendre un homme, auquel ce pouvoir n’a pas été dévolu par la naissance ou la fortune (….) ? C’est celui d’Agent de la Parole, de Représentant du Verbe, d’Ambassadeur du Monde muet, celui de Fondateur de Proverbes, celui d’Oracle ou de Pythie, celui de Représentant d’Apollon (PM, II, 148). ’

Apollon sert de relais, avant et après l’achèvement du « Soleil », à l’assomption de la Parole, car non seulement il est le dieu de la lumière, mais il incarne la poésie et revêt des fonctions oraculaires. La lyre, d’abord enfoncée sous terre, resurgit solairement, après l’achèvement du « Soleil », dans « Malherbe VI ». L’objectif formulé alors par Ponge est d’« arriver à une telle clarté  » (…) de ses expressions, qu’elles « l’emportent sans conteste » sur celles des tenants d’un nouveau « dogmatisme ». Mais, ajoute Ponge, « comme je suis à peu près seul, il faudrait qu’elles l’emportent de très loin, qu’elles leur soient de très loin (et avec une éblouissante évidence) supérieures » (ibid., 123, je souligne).

La Parole devient ostensoir éblouissant, nouveau soleil. A propos d’une stance de Malherbe – et de la peine qu’elle est réputée lui avoir coûtée – Ponge en vient à écrire :

‘Et n’avais-je pas raison de la recevoir comme on reçoit le Saint-Sacrement, d’en être ébloui comme par l’ostensoir ?
Ne s’agit-il pas de l’ostentation de nos difficultés et de nos faiblesses, et de leur transmutation en vertus (rayonnantes) ? (ibid., 247) ’

De l’ostentation des difficultés de l’écriture, art qu’il pratique depuis longtemps, Ponge fait un rituel qui se rapproche du sacrifice de la communion. Citant la définition de « ostensoir » par Littré, il commente : « Oui, c’est le corps même de l’artiste crucifié ». Puis il insiste sur les rayons qui font de l’ostensoir – ce « cercle d’or » – une représentation du soleil : « à partir du XVIè siècle on l’entoura de rayons, lui donnant ainsi une forme de soleil » (ibid., 247). La Parole vient donc remplacer à la fois le Christ et le Soleil, dans un mélange de peines et de gloire proposé, « ostendu »725 pourrait-on dire, à l’adoration des fidèles.En lieu et place d’une transcendance, c’est encore une fois la dignité d’une tâche proprement humaine qui est valorisée, tâche dont la gloire est proportionnelle à son humilité.

Le chapitre VI du Malherbe met en place un véritable culte de la Parole : pour atteindre au pouvoir d’« Agent de la Parole », il suffit « de traiter le langage selon cette idée de sa vertu, de son caractère sacro-saint. (…) Il faut encore se vouer entièrement à la Parole. (…) Et surtout ne jamais la renier » (ibid., 148). Il est remarquable que ce culte de la parole se mette en place dans le cadre d’une élection du terme Parole contre celui de Poésie, élection annoncée dès « Malherbe III », comme on l’a vu, et réaffirmée dans « Malherbe VI » : « Pour nous, comme pour Malherbe, ce qui nous intéresse, on le voit, ce n’est donc pas tellement la Poésie (au sens où l’on entend généralement ce mot) que la Parole » (ibid., 176). Le commentaire qui accompagne cette déclaration lui confère toute sa portée : 

Quoi, la Parole ? Eh bien, ce phénomène mystérieux – mystérieux dans son origine : les raisons de parler et d’écrire ; mystérieux aussi dans ses effets : l’accord qui se fait grâce à lui, la communication qui se réalise, le pouvoir temporel et intemporel qu’il procure.
Et certes, si l’on veut nommer Poésie celle qui ne concerne que ce phénomène mystérieux et adorable, la Parole ; qui la manifeste à la fois et la pratique, et la cultive ; qui ne s’occupe enfin que de son mystère, de son autorité et de son culte, alors c’est en effet la Poésie qui nous intéresse (ibid., II, 176).’

Jamais la parole n’avait encore suscité une adhésion aussi fervente (l’adjectif « adorable » a de quoi surprendre), transférant sur le culte à rendre à ce phénomène toute la dimension sacrée du culte religieux.

Le choix du mot Parole au détriment de celui de Poésie peut être rapprochée de ce que dit plus loin Ponge sur le « désaffublement » de la poésie par Malherbe :

‘Voilà qui est important à creuser : comment, désaffublant la poésie (de ses falbalas, rubans et fanfreluches Renaissance), Malherbe, par un retour résolument prosaïque à la pure et simple Parole, en vient à réintroduire la grandeur (lyrique) (ibid., 210). ’

Ce que Ponge redoute (l’affublement est une hantise chez lui depuis l’origine), c’est la poésie qui se donne pour poésie, et qui pour cela multiplie les attributs, les affublements. Se vouloir poète, c’est déjà s’affubler. Lui, veut se confronter à l’essentiel nu : la Parole. Et peu importe qu’elle s’actualise ou non en ce qu’on appellera « poésie ». L’essence d’une poésie non affublée, non masquée, c’est d’en revenir à la Parole. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’attirer l’attention sur celui qui parle, ou plutôt sur le masque qu’il porte, mais sur la Parole qui le traverse. Là est le lien avec la notion de « culte » : il s’agit d’être au service de plus grand que soi.

Malherbe offre la figure parfaite du servant d’un culte, acceptant d’être infiniment dépassé par la cause qu’il sert :

‘Il ne voulut pas être un héros. C’est pourquoi il en fut un.
La Parole lui parut toujours plus importante que lui-même (ibid., 150).’

On songe à la formule de Jean-Baptiste : « il faut qu’il grandisse et que je diminue »726. La connotation religieuse du culte de la parole va jusqu’à intégrer la notion de martyre : « L’important est que Malherbe n’ait jamais eu (…) qu’un choix, qu’un projet existentiel à justifier (…), celui qui ne concerne que la Parole, le Verbe, son mystère, son culte et les aventures de ses martyrs » (ibid., 207).

La passion de servir la Parole se confond avec celle de servir la Beauté : « [Malherbe] ne connaît qu’un seul thème : la Parole comme telle sonnant à la louange de la Beauté comme telle » (ibid., 229). Du reste, dès « Malherbe III », Ponge avait posé une équivalence entre Beauté et Parole : « la Beauté comme telle : la perfection esthétique, verbale, la Parole » (ibid., 52). L’allégorisation de la Beauté constitue un hommage à Baudelaire, que du reste Ponge ne tarde pas à citer727. Elle se systématisera dans « Malherbe VIII », sous forme d’un hymne à la Beauté et à l’Intelligence, dans lequel Ponge figure lui-même le serviteur du culte. Il y présente le fait de parler de Malherbe, de le « proposer », comme une mission à lui confiée par une figure tutélaire qui emprunte à la fois à la Beauté et à l’Intelligence – toutes deux célébrées par Malherbe728. A cette divinité il adresse l’humble reconnaissance d’un officiant comblé de la grâce de la vocation :

‘Probablement faut-il que la témérité en certaines matières te paraisse valoir vertu (…) pour qu’aujourd’hui tu me réveilles, moi ton servant le moins capable, effectivement revêtu de l’honneur le plus redoutableque par mes songes ou mes veilles jamais j’aie osé me souhaiter (ibid., 280). ’

L’hymne convoque ostensiblement le vocabulaire religieux et moral de l’humilité :

‘Personne en temps voulu
Ne s’étant donc offerte
De plus de mérite que nous,
Prends enfin ton parti de notre insuffisance729
En faveur seulement de nos témérités
…Et mets-nous en état de ne démériter (ibid., 279).’

Cependant les devoirs du culte supposent l’existence de leur envers : la faute contre la Parole. Celle-ci est présentée dans la célèbre analyse des « Larmes de saint Pierre », toute entière centrée sur la notion de « parole fautive » : « [Les Larmes de saint Pierre] signifient la honte ineffaçable, le caractère irrémédiable d’une parole fautive, donc la gravité de la parole, et par conséquent l’attention extrême qu’elle exige »730 (ibid., 201-202). C’est la faute majeure c’est-à-dire, en termes chrétiens, le péché mortel : « Et tous les disciples ont fauté, certes. Mais renier la perfection, (parler pour dire non à ce que l’on sait être juste : bref, parler fautivement) est la pire des fautes » (ibid., 206). La notion de faute s’accompagne ici de ses deux corollaires traditionnels : d’une part le sentiment de culpabilité, qui, écrit Ponge, « envahit l’auteur d’une parole fautive » (ibid., 202) ; d’autre part le châtiment inévitable : citant le vers de Malherbe « Il erre vagabond où le pied le conduit », il interprète : « ainsi une faute de parole rend vagabond à jamais » (ibid., 204). Tout l’appareil chrétien de la culpabilité, que Ponge a toujours refusé, est ici transféré sur la parole.Mais il faut remarquer que l’auteur dévie la notion de faute de son sens originel, la rapprochant plutôt de celle d’erreur – lourde de conséquences – commise sur le plan pragmatique, dans une conception où une fois encore la parole est essentiellement un acte, qui engage en tant que tel. La notion de Parole Fautive comporte, dit-il, cette « conséquence tacite » :« attention à ce que vous dites ; toute parole est un acte, où l’avenir (non seulement celui du parleur) s’engage » (ibid., 52). L’assomption de la Parole majuscule comporte nécessairement le rappel de sa dimension d’acte.

« Malherbe VII », enfin, proposera de faire du culte de la Parole celui d’un dieu « saltant » :

‘De la naissance des Dieux de Parole.
Il faut former un corps qui joue heureusement (harmonieusement), un corps qui rappelle (qui remette en l’esprit du lecteur) le bonheur de vivre, qui en fasse montre (…).
Enfin, un Dieu grec. (Grec ? ou plutôt étrusque ?)
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? – C’est un nouveau Dieu : saltant, exaltant.
Dyonisiaque autant qu’apollinien (ibid., 253, je souligne). ’

Ce terme « saltant » me semble particulièrement intéressant en ce qu’il renvoie à un art antique, la saltation, défini par Littré comme « art qui comprenait la danse, la pantomime, l’action théâtrale, l’action oratoire, etc. »731. Littré donne une citation expliquant que les pantomimes s’appelaient ainsi parce qu’« ils imitaient et exprimaient tout ce qu’ils voulaient dire, avec les gestes qu’enseignait l’art de la saltation ».Cette saltation, capable de faire passer l’expression par le corps comme par l’écrit, me semble représenter la résolution du manque exprimé au seuil de l’œuvre, dans « La Promenade dans nos serres », où l’auteur appelait les mots à l’aide en ces termes : « à mon secours ! au secours de l’homme qui ne sait plus danser, qui ne connaît plus le secret des gestes, et qui n’a plus le courage ni la science de l’expression directe par les mouvements » (PR, I, 176, je souligne). La parole s’est enfin donnée un corps. Pour la première fois, l’œuvre se porte au-delà du programme tracé dans « La Promenade », programme pourtant euphorique mais qui ne s’établissait pas moins sur un manque.

Notes
725.

Selon un hypothétique verbe « ostendre », dont l’étymon ostendere (composé avec ob, devant), signifiant « tendre devant, opposer », montre bien qu’il s’agit là encore une fois de cette intention, caractéristique de la poétique de Ponge, de « placer quelque chose en face de quelqu’un ».

726.

Evangile selon Saint Jean, 3, 30. La Bible, Traduction œcuménique, op. cit.

727.

Avec cette phrase, tirée des « Notes nouvelles sur Edgar Poe » : « Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme (…) » (ibid., 234).

728.

Ceci par le biais de deux citations de Malherbe, que Ponge tisse avec son propre « hymne » . D’une part : « O bienheureuse intelligence, /Puissance, qui que tu sois,/Dont la fatale diligence/Préside à l’empire françois ». D’autre part : « O Beauté, reine des beautés,/Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine,/A, comme l’océan, son flux et son reflux».

729.

Dans le contexte d’une humble prière, l’injonction à « prendre parti » produit un certain effet humoristique…

730.

Ponge, pétri de culture protestante, se réfère probablement au Nouveau Testament : « De tout parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte le jour du jugement » (Math. 12, 36, La Bible, traduction œcuménique, op. cit.)

731.

Du latin saltare « danser, avec gestes, avec pantomime », et aussi « exprimer (traduire, représenter) par la danse, la pantomime ».