E. La parole comme incarnation de la langue

Dans le Malherbe s’effectue, on l’a vu, un démarquage de la parole proprement dite, par rapport à la langue : « La langue, telle que depuis sept cents ans elle se donne, nous laisse un peu loin de compte pour ce que nous avons à exprimer. Il nous faut prendre la parole » (PM, II, 253). Cette formule concentre l’essentiel de la découverte faite à cette époque quant à la nature de l’articulation entre langue et parole : la parole est ce qui résulte du passage de la langue au travers de la singularité d’un individu , dans une actualisation chaque fois différente.

C’est dans le « Malherbe VI », et en particulier dans le passage sur l’incendie des pétroles de Rouen, que surgissent les images les plus à même d’éclairer cette manière d’envisager la parole. La description insiste sur la montée d’une colonne de fumée et la présence de flammes « en son centre », la colonne jouant le rôle d’un conduit vertical où s’élèverait « le mouvement baroque, hélicoïdal » des flammes (ibid., 153). Articulant cette image au processus producteur de la « réson », Ponge poursuit :

‘Penser aussi aux tuyaux d’orgue, aux grandes orgues, aux cheminées, par où passe le souffle, l’animation (…). En un sens les strophes des poèmes dans la page ressemblent à des tronçons de tuyaux ou de tours ou de cheminées. L’esprit y circule, évolue un peu à la façon des flammes s’élevant en spirale à l’intérieur732 (ibid., 153). ’

Ce qui est remarquable, c’est que Ponge propose là une représentation de la relation entre corps et esprit telle qu’elle se joue dans la parole : la fumée est à ses yeux

‘le résidu corporel qui brûle quand il est saisi par l’esprit. Mais il faut qu’il y ait du résidu corporel et c’est la fumée qui le signifie, qui signifie qu’il y avait du corps, que la flamme a brûlé quelque chose, qu’une assomption (ou consomption) s’est produite. Et une métamorphose (ibid., 155, je souligne). ’

Un peu plus loin, il fera explicitement du corps la plate-forme de lancement indispensable au surgissement vertical de la parole : « Déni de l’abstraction et justification de la Parole. (…) Il faut du désir, donc un objet, un objet sensible, un objet de sensations, pour qu’il y ait départ et persistance de la parole » (ibid., 156, je souligne).

Tout ceci revient à justifier l’existence humaine en tant qu’incarnation. Il faut un corps pour que l’esprit s’élève ; c’est dans le corps du « désir » que la parole s’incarne et fulgure. Lorsque Ponge écrit de la poésie de Malherbe qu’elle est « l’évidence de l’harmonie (…) et la certitude qu’il n’y aurait pas de musique s’il n’y avait pas d’instrument » (ibid., 155-156), il confirme cette justification de la parole comme indispensable vecteur du son qu’il n’avait fait qu’annoncer dans la « Tentative orale »733. Cette conception de la parole rappelle la conception mystique qui fait de l’être humain le vecteur de l’Esprit, la condition de son incarnation, de son entrée dans la matière.

L’image de la parole traversant l’individu, à la façon d’un conduit, pour trouver son issue en hauteur affleurait déjà dans « La Cheminée d’usine », où la cheminée avait fonction de conduire les fumées en plein ciel. Grâce à elle – et au stylo de l’écrivain, qui en est une variante – « à d’obscures questions haute issue est donnée » (P, I, 769). On note du reste que Malherbe sera, quelques années plus tard, lui-même qualifié de « cheminée de la raison française » (PM, II, 270). A la même époque, un passage du Malherbe revient sur la signification de « L’Atelier » – présenté en 1948 comme lieu où s’effectue une métamorphose – , pour l’interpréter selon la même image du conduit ascensionnel : si les artistes y sont enfermés « chacun dans leur langage », c’est-à-dire pour les écrivains « dans la langue française », ce n’est pas comme dans une prison, car ils y élaborent lentement leur issue en hauteur : « Tout vers le haut : l’amour, le désir, l’assaut, la cime » (ibid., 265). Enfin il faut une fois de plus noter la correspondance avec une intuition très tôt exprimée. Dès 1933 en effet, dans « Le Paysage », Ponge décrivait un phénomène d’incorporation du monde sensible, celui-ci « s’engouffrant » dans le corps du poète, pour le traverser tout entier avant d’en resurgir par le haut : « enfin dans mon corps tout s’engouffre et s’envole par la tête, comme par une cheminée qui débouche en plein ciel »734 (P, I, 721).

Cependant, vingt ans plus tard, c’est avec une métaphore plus complexe – et particulièrement efficace – que Ponge représente la parole traversant l’individu. Il la formule à propos de Malherbe et de l’art poétique que celui-ci nous a offert, quand bien même il n’a jamais voulu le mettre en forme comme tel : S’il « ne nous a jamais offert que cela », c’est

‘chaque fois par l’effet d’une admirable, d’une superbe résistance (comme on parle d’une résistance électrique, celle qui fait chauffer le fer ou rougir le filament de l’ampoule). Je parle d’une complexion (d’esprit et de cœur, de caractère et de goût) telle que le Verbe qui la traverse est obligé de se porter à l’incandescence, et de devenir glorieux, éclairant et chauffant par lui-même (ibid., 208, je souligne). ’

Cette formule, capitale, propose une nouvelle vision de la « résistance » que, depuis toujours, Ponge fait entrer en jeu dans la parole. Cette résistance n’est pas ici celle de l’objet mais celle du sujet parlant lui-même, que le Verbe traverse pour s’incarner735. On comprend pourquoi, aux yeux de Ponge, c’est l’exercice même de la parole qui constitue la poésie. Ce passage du langage à travers une complexion humaine particulière est une finalité pour l’être humain, une justification de son existence. Il s’agit pour chacun de réussir à incarner la langue de la manière la plus juste par rapport à sa complexion propre, de faire résonner cette langue selon la tonalité propre à son instrument.

On comprend aussi pourquoi la poésie ainsi conçue ne peut être que poésie de louange : elle est signe de l’existence d’un être en accord avec le monde, celui-ci réussissant alors à passer en lui. Cet accord ne peut être qu’unique, qu’actualisé individuellement dans une complexion singulière. Cependant cette singularité, si elle est un moyen indispensable, n’est pas une fin : il ne s’agit pas de s’exprimer soi-même mais, à travers sa personne, de fournir une voix à l’accord de l’homme avec le monde, donc à la louange. Si l’accord est juste, si l’incarnation de la parole est réalisée en parfaite adéquation avec l’être, on obtient une formule qui réellement résonne, donc pourra être entendue par d’autres. Lorsque Ponge écrit que « l’émission de sons significatifs de notre existence et de notre accord avec le monde » est « la définition et la seule justification de la parole » (PM, II, 231), on pourrait ajouter « et de l’existence humaine », car ce projet est un projet pour l’homme, considéré à la fois singulièrement et dans sa relation avec les autres hommes. Il faut que l’actualisation de la parole, née de l’appropriation de la langue par une personne singulière, produise une parole susceptible de renforcer auprès de ses auditeurs leur propre adhésion au monde736. D’où l’ambition oraculaire : la résonance doit être suffisamment puissante pour être entendue dans une infinité de circonstances. Rejoindre le commun, et en particulier la communauté des lecteurs, suppose, une fois de plus, de passer par le plus singulier.

Notes
732.

Un peu plus loin, Ponge utilisera cette image du « conduit » pour contester le reproche que lui avait fait Paulhan d’être « creux » et de n’exprimer « que l’orgueil » : « Mais bien sûr ! Qu’est-ce qui résonne mieux que ce qui est creux ? Les tuyaux d’orgue aussi sont creux. Il faut bien qu’ils le soient pour qu’ils résonnent./ Ainsi de la Parole de louange (ou de parti pris), qui résonne aussi bien à sa propre gloire, c’est fatal » (ibid., 189).

733.

« Tout ce que je constate, c’est que s’il n’y avait pas d’instrument, il n’y aurait pas de musique » (M, I, 661).

734.

Texte interprété par J. Pierrot comme illustrant le mécanisme par lequel « le monde sensible, absorbé par la conscience, se transforme en langage, c’est-à-dire en une réalité immatérielle » ( J. Pierrot, Francis Ponge, José Corti, 1993).

735.

Si Ponge a scrupule, comme on l’a vu, à délaisser le monde muet pour travailler sur Malherbe, c’est peut-être parce que son étude se centre sur la résistance en jeu dans la parole elle-même, au détriment de celle que fournissent les objets – ce qui l’éloigne de son parti pris initial.

736.

Ce projet, présent dès 1929 dans « Rhétorique », avec l’ambition de « sauver quelques jeunes hommes du suicide » (PR, I, 192) aura connu entre-temps des développements dans Le Savon de 1943-1944.