Effets de l’identification à Malherbe

Le ton offensif se renforce d’une identification immédiate à Malherbe en tant qu’écrivain non reconnu à sa juste valeur, et du reste mal compris et critiqué dès son époque : « Parmi ses contemporains, Malherbe suscita d’abord l’admiration (…) puis, assez rapidement, l’envie et l’inimitié » mais « on ne réussit pas à le faire taire » (PM, II, 16). L’indignation que Ponge exprime à ce sujet semble très mêlée de ressentiment personnel :

‘nous avancerons d’une façon plus générale que l’antipathie aux grandes choses s’est montrée bien d’autres fois, concernant des hommes du même mérite que notre héros (ibid., 55).’

Cependant l’identification ne fait que renforcer le constat cruel d’une différence de statut au sein de la société. Par opposition à Malherbe qui « avait un public, les rois, les grands, pour lesquels il écrivait » (ibid., 16), « nous », déclare Ponge, « notre situation n’est pas la même. Nous n’avons pas de public qui nous paie » (ibid., 17). Comme le souligne Jean-Marie Gleize, Ponge est soumis à une dissociation, à laquelle Malherbe échappait en son temps, entre public et commanditaire : « Le commanditaire, le rétributeur sont quelque part, et le public autre part. Le public-lecteur ne se confond plus avec ceux qui "payent" l’écrivain »741. Passant en revue les différentes instances qui pourraient le commanditer, Ponge aboutit à un constat très pessimiste :

‘De qui obtenir le vivre et la tranquillité nécessaires ? (…) Nous voyons des partis (…) qui nous demandent de mourir à nous-mêmes, pour flatter les bas instincts du peuple dont ils se font eux-mêmes les domestiques ; (…) Nous voyons des éditeurs, bas serviteurs aussi des instincts ignobles de la foule (ibid., 17) ; (…) Nous sommes perdus au milieu d’une foule de plus en plus dense et grouillante (…) , à quel ordre nous accrocherions- nous ? (ibid., 19) ’

On peut s’étonner de voir Ponge déconsidérer le lectorat potentiel que constitue « la foule » et ses « instincts ignobles ». Cependant, Jean-Marie Gleize fait observer que « l’image très négative qui apparaît ici du peuple, naguère encore héroïsé, n’est pas absolument en contradiction avec les idées antérieures» : simplement, Ponge constate désormais que « le peuple ne possède pas en propre une esthétique alternative (révolutionnaire), il est soumis à ce qui lui a été inculqué »742. En tout état de cause, l’auteur est amené à reconnaître qu’il n’a pas véritablement de public. C’est ce qu’il formulera encore, d’une autre manière, quelques mois plus tard, dans « Théorie et pratique de l’objeu » :

‘Nous ne produisons que quelques gouttes par mois, comme une fleur au fond de son calice.
Un nectar efforcé, pour personne ; que personne ne vient boire, aspirer. 
Pour quels insectes de l’avenir distillons-nous ce nectar ? (PAT, 291)’

La conclusion à laquelle arrive Ponge est, en toute logique, la suivante : « Il nous faut former à la fois notre œuvre et le public qui la lira. Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir » (PM, II, 17)743. Jean-Marie Gleize souligne cette évolution de Ponge vers « l’idée que le public n’existe pas et doit être "formé" par l’œuvre (c’est-à-dire aussi bien créé et enseigné) »744. On note cependant dans cette évolution une part de continuité dans la mesure où, de nouveau, Ponge mentionne ces « jeunes gens » qui étaient ses destinataires privilégiés, à la fin des années vingt745, et qu’il le fait avec insistance (l’expression revient quelques pages plus loin : « Nous qui ne sollicitons que quelques jeunes gens et l’avenir ») (ibid., 23).

Mais les conséquences, en termes de stratégie institutionnelle, du projet de « former son public » ne seront envisagées que plus tard, dans « Malherbe VI ». Il faudra d’abord passer par la réintégration du lecteur dans « Le Soleil ».

Notes
741.

Op. cit., p. 168-169.

742.

Op. cit., p 169.

743.

Cette conclusion, comme le souligne J.M. Gleize, est « parfaitement conforme à l’idée que dans le même temps Francis Ponge se fait de l’ "homme" : à venir, à construire, à dégager du fantôme d’homme qu’il est encore aujourd’hui. Le lecteur selon Ponge n’est donc pas présent. Le public est à constituer, à susciter. Il faut miser sur l’avenir » (ibid., p. 170).

744.

Ibid. p. 170.

745.

« Rhétorique » se proposait de « sauver quelques jeunes hommes du suicide » (PR, I, 192).