B. Le retour du lecteur, avec « Le Soleil » puis « Malherbe VI »

« Le lecteur dont nous ne doutons pas »

« Le Soleil » est le texte qui renoue avec le lecteur, retrouvant le ton de la conversation et multipliant les formules incluant le lecteur dans le propos746 (le « Texte sur l’électricité », dans la continuité thématique du soleil, prolongera, comme on l’a vu plus haut, cette connivence). Et surtout il est remarquable que la présentation de l’objeu fasse aussitôt appel au lecteur, qui en devient le dépositaire :

‘(…) il est trop tôt sans doute encore pour l’Objeu si déjà (…) sans doute il est trop tard pour nous.
Le lecteur dont nous ne doutons pas, formé sur nos valeurs et qui nous lira dans cent ans peut-être, l’aura compris aussitôt (P, I, 778). ’

Voici poindre ce « public formé » dont Ponge évoquait la nécessité au début du Malherbe.

Le lecteur, enfin, est au cœur du passage en capitales qui, à la fin du texte, ouvre le fragment final, « Le soleil se levant sur la littérature » :

‘QUE LE SOLEIL À L’HORIZON DU TEXTE SE MONTRE ENFIN COMME ON LE VOIT ICI POUR LA PREMIĖRE FOIS EN LITTĒRATURE (…), VOILÀ QUI EST NORMAL ĒTANT DONNĒ LE MODE D’ ĒCRITURE ADOPTĒ DANS NOS RĒGIONS COMME AUSSI DU POINT DE VUE OÙ PUISQU’IL M’EN CROIT SE SUBROGEANT ACTUELLEMENT À MOI-MÊME SE TROUVE ACTUELLEMENT SITUĒ LE LECTEUR (ibid., 793). ’

Si Ponge avait déjà demandé au lecteur de « l’accompagner », de « réciter avec lui ses paroles », il ne l’avait encore jamais mis en position de se « subroger » à lui, c’est-à-dire de se mettre à sa place.

Il me semble que l’interprétation de ce fait est inséparable de la thématique d’ensemble du « Soleil », qui est très largement celle de la relation. Ce qui est dénoncé dans « Le Soleil », c’est la relation que l’astre instaure avec ses sujets. S’il se définit par cette relation, ne pouvant se passer d’être contemplé par ses sujets, il lui faut, pour exister, leur imposer une complète sidération. Un des enjeux du texte pourrait alors être le fait de substituer à la relation soleil-planétes, à cette ronde sidérée des planètes autour de leur roi, une autre relation : celle de l’auteur au lecteur, dans laquelle le deuxième peut et doit à l’occasion se subroger au premier. Un brouillon de lettre de 1956 confirme cette intention :

‘J’ai toujours été sensible à cette évidence : le texte naît aussi bien au moment de sa lecture qu’à celui de son écriture. Le lecteur se subroge à l’auteur. Il lui faut donc un texte qui le réalise. Tel est le seul réalisme profond, le seul admissible (PAT, 328).’
Notes
746.

Par exemple : « l’a-t-on compris » (P, I, 776), « en voici la preuve » (776), « peut-être le lecteur commence-t-il ici à entendre (…) quelle sera la logique de ce texte (…) » (777), « nous ajoutons à ce propos la prière qu’on veuille bien mettre au compte du Soleil (…) nos divagations » ( 777) …