« Se proposer » au lecteur

La section VI du Malherbe, dont la rédaction commence quelques mois après l’achèvement du « Soleil » redonne au lecteur sa place au sein de la méditation sur Malherbe, place qui se confirmera dans la suite de l’ouvrage jusqu’à devenir centrale dans les dernières pages.

L’anticipation de la lecture du texte accompagne désormais sa rédaction : « ce livre même, comme tu le tiens entre tes mains, venant de l’ouvrir, et parcours présentement la nième ligne de son texte, qu’est-ce donc ? » (PM, II, 175). L’on voit réapparaître les marques d’une connivence avec le lecteur, que la surimpression entre celui-ci et les érudits spécialistes de Malherbe avait, un temps, contribué à suspendre. L’auteur n’hésite plus, par exemple, à rendre le lecteur témoin de ses digressions : « Mais cette analyse n’est pas tellement dans notre sujet, nous la poursuivrons une autre fois. Rendez-vous donc cher lecteur, à ce prochain moment, si ce genre de questions t’intéresse… » (PM, II, 172)

Le « cher lecteur » est de nouveau pleinement bienvenu dans le texte, dans la mesure où il est dissocié des professeurs et critiques. Du reste cette dissociation se traduit aussi par une nette diminution de l’agressivité par rapport à ces derniers – beaucoup moins menaçants s’ils constituent seulement un lectorat périphérique par rapport aux « vrais lecteurs ». Ponge rend même hommage aux récentes études critiques sur Malherbe, (lues en vue de son projet d’édition monumentale) :

‘Nous n’avons pu manquer d’être impressionné par la lecture de ces ouvrages, qui nous ont aidé, nous devons le reconnaître (…). Nous souhaitons (…) non que notre petit livre puisse les [il s’agit des spécialistes] intéresser beaucoup (…) mais seulement qu’il ne les agace pas trop, ni ne leur semble trop désinvolte ou inexact (ibid., 182-183). ’

La modestie de ce que Ponge se propose d’offrir à ces lecteurs-là contraste avec l’importance du projet qu’il élabore en direction de son véritable lecteur.

C’est sous une forme singulière qu’il s’adresse d’abord à lui : celle d’une apostrophe à un « jeune homme » mal défini : « Non, parce que nous nous occupons de Malherbe, non, jeune homme, nous ne renonçons pas à l’avenir » (ibid., 166). Ce jeune homme semble bien en réalité représenter avant tout l’auteur lui-même. Ce sont en effet les mêmes termes qu’il emploie, un peu plus loin, pour se désigner :

‘Un jeune homme sensible (…), nourri en Provence (…), puis qui a été transporté à Caen vers sa dixième année, (…) devrait n’accorder à [Malherbe] qu’une place dans l’histoire de la formation de la langue classique (…) ? (…) Eh bien, non ! Ce jeune homme ne peut y consentir (ibid., 189-190). ’

L’adresse au « jeune homme » intervient dans le cadre d’une évocation des valeurs reçues et des idéaux de jeunesse : il s’agit d’une affirmation de fidélité, adressée d’abord par l’auteur au jeune homme qu’il a lui-même été ; cette fidélité sera en effet garante de la possibilité de s’adresser à tout lecteur porteur des mêmes idéaux (la figure du « jeune homme » épris d’absolu a toujours été, que ce soit dans les Proêmes, ou dans Le Savon, une figure privilégiée du lecteur).

‘Nous nous souviendrons de notre inspiration, croyance naïve et résolution première. Nous ne renierons pas notre goût de la pureté et de la grandeur. (…) Nous retrouverons nos goûts d’enfance (la Fontaine de Nîmes, les inscriptions des Alyscamps et de la Maison carrée). (…) Nous ne renierons pas nos valeurs (ibid., 165). ’

Le choix de Malherbe est un retour aux origines, aux imprégnations premières. Ponge n’étaitencore jamais remonté si loin, face à son lecteur, dans l’évocation de son passé.En affirmant son goût pour Malherbe, c’est lui-même qu’il affirme, et tout particulièrement son désir d’assumer aux yeux de tous l’enfant et le jeune hommequ’il a été.

Cela participe d’une résolution de s’exposer plus que jamais devant son lecteur, quels que soient les risques que cela comporte. Il semble que l’un des principaux enjeux du Malherbe soit, à l’exemple de Malherbe lui-même, de tout oser, « sans vergogne ». Quand Ponge écrit : 

‘Pas de fausse honte. La vérité sans vergogne ; Le courage et la responsabilité de ses opinions. Un pari, où l’on risque vraiment quelque chose. Car vraiment si ce n’est la gloire, c’est la confusion, le ridicule. C’est tout ou rien (ibid., 119) ’

il parle manifestement de lui-même autant que de Malherbe. De fait il assume dans son ouvrage des positions qui, notamment à cause de leur orgueil affiché, lui font courir le risque de s’aliéner quelques lecteurs. Mais Malherbe n’a-t-il pas osé, lui, la formule: « Ce que Malherbe écrit dure éternellement » ? « On a pu remarquer », commente Ponge, « que Malherbe a dit de lui-même ce que chacun (chaque écrivain) pense de soi-même, et qu’il l’a dit, lui tout seul, sans la moindre vergogne » (ibid., 142). « Proposer Malherbe » (tel sera le leitmotiv de la section VIII), c’est pour Ponge se proposer lui-même au public, assumer haut et fort ses goûts – ce dont il a depuis longtemps déclaré l’importance à ses yeux. « Proposer notre hiérarchie », telle est la résolution qu’il formule :

‘Enfin, nous proposer directement au public tant par nos œuvres d’expression que par nos œuvres de critique. 
Nous avons décidé de proposer directement au public notre univers. La même démarche nous incite à lui proposer aussi notre opinion sur nos prédécesseurs, dans la même pratique (ibid., 145).’

On peut rappeler ici que « se proposer directement au public », c’est aussi ce que Ponge tentera de faire, sur un autre mode, dans sa conférence de juin 1956, « La Pratique de la littérature ». Cette conférence, qui rappelle beaucoup la « Tentative orale » est en effet entièrement improvisée, à partir de quelques notes, alors que la « Tentative », sous son apparence d’improvisation orale, avait été soigneusement rédigée. Par rapport à sa première conférence, Ponge ajoute donc là un risque supplémentaire, comme si désormais sa confiance en lui-même et en la relation existant avec son public pouvait lui permettre de se passer du rempart protecteur d’un texte rédigé à l’avance.