« Former [s]on école »

Dans « Le Soleil » l’auteur appelait de ses vœux un futur lecteur, qui serait, disait-il, « formé sur nos valeurs et qui nous lira dans cent ans peut-être » (P, I, 778, je souligne). C’est dans « Malherbe VI » que Ponge envisage les moyens à mettre en œuvre pour former ce lecteur et pour imposer son œuvre. Ceci dans le contexte du sentiment nouveau d’une « nécessité impérieuse » de « [s]e manifester, de [s]e donner farouchement à [s]a cause, avec urgence »747 (PM, II, 123). Car, poursuit-il :

‘En somme, de ce que je dirai (de la forme que je donnerai à ce que je dirai) peut dépendre le sort de l’esprit de l’homme au cours des prochains siècles. (…) Il est évident que la conscience de ce rôle (je répugne, pourquoi ? à prononcer le mot de « mission » ) doit régler mon comportement oral, moral, social à chaque instant (ibid., 124). ’

La conception que Ponge se fait de son œuvre et de son statut connaît ici un tournant, comme le note Jean-Marie Gleize : « Il en vient à dégager maintenant le rôle qu’il s’estime sans doute seul à pouvoir tenir en cette fin de siècle » et s’avise « qu’il lui devient nécessaire de constituer son œuvre comme telle, s’il veut qu’elle puisse servir de pôle de référence »748.

Ponge en effet, passe en revue les conséquences pratiques de sa détermination, et élabore une stratégie d’auteur :

‘Il me faut donc faire attention à mes choix (…), il faut, très probablement, que je m’occupe très sérieusement d’imposer la lecture de ce que je fais, donc de le publier, en faisant très attention aux organes dans lesquels je le publierai. Il faut aussi, peut-être, que je m’occupe dans une certaine mesure de tactique, et de créer mon école (ibid., 124). ’

Se révèle ici le besoin de concrétiser le sentiment d’appartenance à la littérature dont j’ai parlé plus haut.Ainsi que le souligne Jean-Marie Gleize, le Malherbe, « acte autofondateur », est le livre où Ponge

‘prend la décision de devenir l’écrivain qu’il est. De le devenir aux yeux de tous. Donc d’agir en vue de le paraître clairement. Ce qui implique de doubler la stratégie théorique d’une stratégie institutionnelle (…) : imposer son œuvre, par tous les moyens qui se présenteront749. ’

Précisons que cette ambition ne se sépare jamais d’une exigeante fidélité à soi-même :

‘C’est dans la mesure où nous nous serons satisfaits (…) du point de vue de nos manies les plus particulières que nous trouverons, que nous conquerrons nos meilleurs lecteurs (dans l’avenir), ceux qui nous assureront notre survie, notre situation au Parnasse puis au Panthéon intemporels (PM, II, 222).’

L’ambition de « former son école » s’articule chez Ponge au motif, nouvellement formulé mais relevant d’une métaphore juridique présente de longue date dans son œuvre, dela magistrature à exercer, ceci à l’exemple de Malherbe lui-même, et de son « idée de sa magistrature » (ibid., 113) : « Nous et le sentiment de notre Magistrature. Nous n’avons d’autre devoir, d’autre responsabilité » (ibid., 143). L’exercice de la magistrature devient, rétrospectivement, la finalité de l’œuvre :

‘Comme son projet initial était d’épée (plutôt que de robe), ainsi le nôtre fut « révolutionnaire » : de militantisme, d’efficacité, de « service ». Puis il devint de « magistrature » (mais de la magistrature supérieure : former, formuler la Loi, la Bombe de la nouvelle raison) (ibid., 145). ’

On remarque l’évolution qui a conduit Ponge de son ancienne revendication du statut d’avocat à celle de la magistrature. Il ne s’agit plus seulement de plaider la justice au nom d’une loi déjà établie, mais d’accéder au pouvoir supérieur qu’est la formulation même de cette loi750.

Il faut noter enfin que larencontre de Philippe Sollers, en 1955, va bientôt donner momentanément à Ponge, au moment des premières années de Tel Quel, l’impression d’avoir « formé son école » (« La Figue », publiée dans le numéro 1 de la revue, au printemps 1960, y fera en effet figure de manifeste). En tout cas Philippe Sollers, lui-même écrivain, représente pour Ponge une première incarnation du « lecteur formé sur [ses] valeurs » et susceptible de les prolonger. En 1957 Ponge parraine, à la N.R.F., les premiers essais littéraires du jeune auteur, qu’il tient pour « l’un des plus grands écrivains de sa génération » (Corr. II, 563, p.207). Paulhan souligne l’influence de Ponge sur le jeune écrivain : « Le style d’abord t’imite un peu. Peu importe. C’est une grande chose, pas de doute là-dessus » (ibid., 565, p. 208). De son côté, Ponge valorise chez Sollers les qualités même qu’il a toujours attribuées au « jeune homme absolu » : « la fougue profonde », la « révolte authentique », et il conclut par cette promesse d’avenir : « Cela a l’allure, la grande, la noble allure (…) d’une lame de fond. Oui, je suis bien content » (ibid., 566, p. 209).

Notes
747.

L’urgence est, dans le contexte de l’époque, celle de court-circuiter le risque d’un « nouveau totalitarisme, nouveau dogmatisme », que Ponge associe à « Aragon et sa séquelle » (ibid., 122).

748.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 177.

749.

Ibid., p. 179-180.

750.

Bénédicte Gorillot souligne l’existence chez Ponge d’une « tentation autoritaire », et même d’une « dérive dogmatique » (Le discours rhétorique de Francis Ponge, op. cit., p. 117). Il me semble cependant que, par le simple fait de formuler explicitement son désir d’autorité, Ponge conjure par avance le risque de cette dérive. Il n’est d’abus d’autorité que reposant sur des présupposés tacites – de même que dans « L’Araignée » il n’est plus de piège si le lecteur est averti de la possiblité d’un tel piège. Par là Ponge me semble moins autoritaire que la plupart des auteurs.