Le pacte du nouveau cogito

Le travail sur Malherbe aboutit à la formulation de ce qui fonde la relation au lecteur dans l’espace même de la page, relation solennellement affirmée en termes de postulat philosophique.En février 1955, Ponge travaille à l’incipit de son « Malherbe par lui-même »751. Or, c’est sous forme d’adresse au lecteur qu’il conçoit cet incipit, centré non pas sur le moment de l’écriture mais sur celui, anticipé, de la lecture :

‘Pour prétentieuse (…) que puisse, lecteur, t’apparaître la première proposition de ce livre (…) je ne t’épargnerai pas de la lire jusqu’au bout, (…) la voici : ce livre même, comme tu le tiens entre tes mains, venant de l’ouvrir, et parcours présentement la nième ligne de son texte, qu’est-ce donc ? sinon l’un des bouquets terminaux (…) de ce glorieux, de ce vétuste mais vivant encore grand arbre qu’est la Langue et Littérature française (ibid., 175).’

Le sentiment d’appartenance avait conduit à établir une continuité entre l’auteur et ses prédécesseurs ; cette continuité se redouble à présent de celle qui s’établit avec son propre lecteur. Une transmission en chaîne se met en place.

Cependant Ponge poursuit,enracinant la relation plus profondément encore dans le présent de la lecture, avec un deuxième projet d’incipit qui constitue un passage capital :

‘Mais voici plutôt, – à un niveau supérieur encore – comment nous pourrions débuter :
Résolution de notre projet existentiel : Pour commencer par la première proposition de ce livre, dont les mots que tu te trouves en train de lire font déjà effectivement partie, voici, me semble-t-il, que je t’en ai déjà infligé l’évidence : puisque tu me lis, cher lecteur, donc je suis ; puisque tu nous lis (mon livre et moi), cher lecteur, donc nous sommes (toi, lui et moi) (ibid., 175). ’

Et Ponge glosant pédagogiquement son postulat, poursuit :

‘primo, puisque tu continues à nous lire, c’est donc que le langage français, à l’heure qu’il est, fonctionne encore, que l’accord sur ces signes continue ; secundo, par rapport à l’axiome cartésien : « Je pense, donc je suis », une nouvelle conception s’est fait jour : « Puisque tu nous lis, donc nous sommes » (…). Nous constatons objectivement notre accord sur ces signes, qui donc existaient antérieurement à nous et nous n’existons qu’en fonction d’eux (ibid., 175). ’

C’est la première fois que la relation entre auteur et lecteur est ainsi théorisée. L’essentiel est, me semble-t-il, que ce soit sur la notion d’« acte » que Ponge fonde son cogito, dans sa différence avec celui de Descartes :

‘Pourquoi préférons-nous finalement Malherbe à Descartes ? Parce qu’au « Je pense donc je suis », à la réflexion de l’être sur l’être et au prône de la raison, nous préférons la Raison en Acte, le « Je parle et tu m’entends, donc nous sommes » : le Faire ce que l’on Dit.
Plutôt qu’une œuvre devant s’intituler comme celle de Valéry : Charmes ou Poèmes, nous tentons une œuvre dont le titre puisse être : Actes ou Textes (ibid., 176).’

Toute la portée de ce nouveau cogito réside dans le sens précis du mot « acte ». Un acte ne vaut pas par lui-même mais par l’effet qu’il produit. Un acte n’est tel que s’il est suivi d’effet752. Or, en littérature, cet effet ne peut s’exercer que sur l’esprit d’un autre, sur un lecteur. Celui-ci est donc la condition de réalisation de l’acte-texte.

Plus encore, il est condition de la Parole : « La Parole, qui continue du fait qu’un lecteur parcourt cette ligne (ce qui n’a pas besoin d’être prouvé), continue ici sous ses espèces françaises (cela n’est pas contestable non plus)… » (ibid., 198). Il est remarquable que, pour établir la parole, – comme Descartes voulait établir la pensée – Ponge imite la démarche démonstrative de son prédécesseur : comme lui il part d’un fait que son évidence observable rend impossible à nier. Mais ce fait,Ponge le situe, lui, non dans un fonctionnement interne de l’être, mais dans une relation entre deux êtres.Que serait en effet une pensée incompréhensible par tout autre que son auteur ? La pensée, et donc l’existence, (conformément au raisonnement de Descartes) implique la présence d’un autre, qui la reçoit et la comprend. C’est précisément cela que Ponge articule aussitôt à son choix de la Parole plutôt que de la Poésie,la Parole étant « ce phénomène mystérieux (…) aussi dans ses effets  : l’accord qui se fait grâce à lui, la communication qui se réalise » (ibid., 176, je souligne). La parole engage une relation. Elle est inséparable de la dimension d’acte que Ponge place au centre de sa poétique. En l’occurrence, la relation est considérablement influencée par la position que Ponge occupe en tant que lecteur de Malherbe.

Notes
751.

Destiné à la collection du Seuil « Ecrivains de toujours », cet ouvrage ne verra jamais le jour.

752.

Littré insiste sur la différence entre « action » et « acte » : l’action est « la manifestation de la puissance qui agit. L’acte est l’effet manifesté et le résultat de cette action ».