Ponge lecteur de Malherbe et modèle de lecteur

L’auteur de Pour un Malherbe se place dans une position énonciative encore inédite : il incarne un personnage de lecteur. Conscient d’avoir beaucoup reçu, ce lecteur est reconnaissant pour ce don, et soucieux de le transmettre à son tour. Ponge se fait le gardien de l’héritage de Malherbe face à ses détracteurs, et l’agent de sa propagation. « Proposer Malherbe », leitmotiv du chapitre VIII, est de l’ordre du devoir filial : « Proposer Malherbe aux lecteurs de ce siècle m’a toujours paru indiqué. Qu’on l’entende au sens fort. Profonde est donc ma joie aujourd’hui » (ibid., 274). Se présentant comme un lecteur décidé à assumer, quasiment seul, la tâche de soutenir et d’imposer l’œuvre de Malherbe, Ponge dessine implicitement la figure du lecteur tel qu’il l’entend : fidèle, fervent, propagateur des valeurs qui lui ont été transmises par sa lecture. Il attribue ainsi une responsabilité immense à tout lecteur, et par là même montre d’abord à son propre lecteur la voie de ce devoir qu’il associe à la lecture.

La transmission active de ce qu’il a reçu est au cœur du devoir du lecteur, celui-ci ne pouvant en rester à la simple admiration :

‘Proposer Malherbe au milieu de notre monde, en notre siècle, m’a dès longtemps paru une satisfaction du premier ordre (…).
Concernant quelque objet que ce soit, la contemplation fascinée des beautés qu’il contient (…) peut nous maintenir quelques instants dans le silence, dans l’inaction.
Mais la satisfaction, aux tempéraments, aux natures d’un certain genre, ne peut venir que de l’action. 
Concernant certaines beautés, la seule action convenable est le combat en leur faveur : la louange (…) et la proposition (ibid., 268-269). ’

En tant que lecteur de Malherbe, Ponge se propose donc, comme dans son œuvre poétique, d’« être un suscitateur », de même que Malherbe en a été un pour lui. Si son admiration de lecteur de Malherbe l’avait conduit, d’emblée, à l’intuition qu’il suffisait, « pour maintenir la Parole », « d’un lecteur pour l’entendre » (ibid., 22), il prolonge maintenant ce postulat en direction de la relation existant entre lui et son propre lecteur, formant ainsi une chaîne continue, dans l’action. Les multiples modulations du leitmotiv « proposer Malherbe » – censé fournir l’introduction de l’édition monumentale de Malherbe que Ponge projette à partir de 1955 – tournent toujours autour de la notion d’acte.

Cet acte est essentiellement transitif : agir en faveur de Malherbe ne peut se faire qu’auprès d’un autre. Cette transitivité est suggérée avec force par la récurrence du verbe « porter », déployant toute la palette de sa signification. « Porter Malherbe » c’est en un premier sens le soutenir, dans un geste de piété filiale inspiré de L’Enéide : « Porter dans ses bras son père mort, un héros mort d’une génération précédente, le dresser et forcer tout le monde au respect de lui : voilà mon propos » (ibid., 273). Mais « porter » a aussi un sens plus dynamique, celui de « transporter » (étymologiquement « amener au port »), à la fois au sens propre et au sens figuré, et c’est déjà celui-là que convoque Ponge lorsqu’il écrit que « la satisfaction ne peut venir que de quelque action à laquelle [l’amour et l’admiration ressentis pour un objet] vous portent » (ibid., 272-273, je souligne). Porté par Malherbe, Ponge le portera à son tour à son propre lecteur – le lui confiant, en quelque sorte. Le rôle qu’il joue là auprès de lui tient du passage de relais. Mais ne propose-t-il pas au lecteur, depuis « Le Soleil » de « se subroger à lui-même » ? La déclaration dans laquelle il annonce à son lecteur sa ferme intention de venir à lui pour lui porter l’objet à transmettre est hautement solennisée :

‘Prendre Malherbe dans mes bras, avec toute la tendresse, la vénération filiale, mais aussi toute la résolution dont je suis capable, puis le porter à travers une foule indifférente ou hostile (…) jusqu’au milieu de ce monde, au milieu de ce siècle, c’est-à-dire jusqu’à toi, mon lecteur…
D’urgence.
Hic et nunc.
Porter Malherbe ici, maintenant (ibid. , 276). ’

« Porter », c’est aussi le verbe qu’emploie Ponge lorsqu’il évoque son désir essentiel d’assumer et de les faire connaître ses goûts:

Porter mes goûts à la connaissance du public, voilà certes ce qui me fait le plus envie ; les faire partager par quelques-uns. (…) Plutôt même que mon œuvre propre, certes ce sont mes goûts que j’ai envie de propager » (ibid., 277, je souligne). ’

Porter Malherbe se confond donc avec porter ses goûts, dans la même actualisation de la dimension transitive et dynamique du verbe. Ce qui importe n’est pas ce que l’on porte en soi et qu’il s’agirait de montrer (conception qui serait celle du lyrisme romantique), mais ce que l’on porte jusqu’auprès des autres, la création consistant peut-être dans la mise en œuvre de l’énergie nécessaire à cette portée.