Pour un Malherbe ou Pour un lecteur ?

Le finale du « Malherbe VIII » – qui est aussi celui de l’ouvrage – , aboutissement du « proposer Malherbe aux lecteurs de ce siècle », est tout entierconsacré à la définition de l’effet que l’œuvre doit produire sur le lecteur, cet effet se ramenant à trois aspects principaux : « concernement », saisissement, et enlèvement.

Quelques pages avant le finale, un court passage, intercalé entre deux nièmes tentatives de formulation du « proposer Malherbe » censé fournir l’incipit de l’ouvrage, anticipait déjà ces thèmes  : « profondément cachée sous cette première ligne, éclate en cet instant, ô joie ! provoquée par la certitude du lecteur arrêté, saisi, concerné aussitôt » (ibid., 275). La première occurrence de ce « concerner », qui reviendra dans le finale, revêt dans le contexte de la série « arrêté, saisi, concerné » une connotation offensive, quasi militaire : le verbe résonne comme un composé de « cerner » et semble, reprenant la thématique de « L’Araignée », participer d’un piège tendu au lecteur.

Cependant le verbe s’entend tout autrement dans le finale lui-même : « il ne faut pas que le lecteur (…) ait l’impression non peut-être de ne pas comprendre, mais de n’être pas compris, concerné » (ibid., 289). Le lecteur concerné n’est pas cerné par le texte : au contraire il en fait partie, ce texte le comporte. Concernere, sans rapport étymologique avec « cerner », signifie « mêler ensemble » et, signale Littré, son radical cernere signifie proprement « trier » (passer au crible)753. Cette précision me semble importante parce qu’elle infère une représentation métaphorique de la place tenue par le lecteur dans le texte. Le lecteur est partie intégrante du texte, au sens où si ce dernier est un dispositif destiné à trier et filtrer un certain nombre de matériaux, pour ne retenir de chacun que sa qualité essentielle, le lecteur est l’un de ces matériaux, de ces ingrédients, de ces enjeux présents dès le départ et qu’il s’agit seulement de quintessencier.

Cependant, pour en revenir à la suite « arrêté, saisi, concerné », il est clair qu’elle joue sur deux tableaux, participant aussi du registre offensif, dans une ambiguïté (mêlant sollicitude et exercice de l’autorité) qui est probablement constitutive du rapport de Ponge à son lecteur. Saisir, dans le sens de « s’emparer de », comporte en effet une connotation de brutalité. Mais c’est que pour Ponge la relation avec le lecteur se formule en terme de conquête et implique une dimension pragmatique, que l’action de saisir exprime dans son efficacité immédiate. Cette saisie n’est pas nécessairement agressive, comme en témoigne ce passage d’une lettre écrite en 1956 :« Je m’adresse au lecteur, je le compromets directement, pour l’emmener avec moi (comme si je le prenais par le bras) » (PAT 327). Et surtout le saisissement est le terme, fortement connoté positivement, par lequel Ponge exprime sa propre impression à la lecture de Malherbe : « Aucune œuvre littéraire (…) ne me plaît davantage (…), aucune ne me saisit autant… » (ibid., 278). L’enjeu est doncde reproduire chez le lecteur cette émotion, selon le processus de transmission déjà signalé.

Le motif de l’« enlèvement » du lecteur, enfin, domine le finale :

‘Pourquoi commence-t-on à écouter ou à lire ? Sinon pour se procurer une sorte d’enlèvement de l’âme hors du monde familier (…), changer de vitesse, vivre selon une autre cadence et rejoindre un autre temps, un autre environnement, entourage, une autre société, un autre niveau, une autre lumière (ibid., 288). ’

Le thème baudelairien de l’enlèvement hors du monde est sous-jacent à ces propos. Mais Ponge l’infléchit à sa façon, poursuivant, de façon beaucoup plus pragmatique : « Le plus tôt est le mieux, – et nous aimons les ascenseurs très rapides. (…) Le grand art est de prendre le lecteur de plain-pied (sans qu’il s’en aperçoive et s’effraye), et de l’enlever aussitôt » (ibid., 288-289). Comme pour le verbe « porter », Ponge convoque ici toute la polysémie du verbe « enlever ». Celui-ci renvoie d’abord à l’action de soulever vers le haut, sens qu’actualise encore la référence aux « ascenseurs rapides ». On rejoint là le thème de la parole comme force ascensionnelle « qui monte tout droit » (…) qui nous porte irrésistiblement, d’un seul coup, dès les premiers mots, à un niveau supérieur » (ibid., 153). Le soulèvement vaut bien sûr aussi au sens figuré du ravissement enthousiaste, le lecteur devant être « transporté » (de l’action de « porter » Malherbe au lecteur à celle de « transporter » ce même lecteur…). Mais l’enlèvement comporte aussi une composante offensive ( « prendre par force ») mêlée de séduction (l’enlèvement étant un motif romanesque)754, ce qui complexifie singulièrement la relation en jeu, mélange de rapport agonistique et de séduction.

Cette complexité se retrouve encore dans les dernières phrases, celles sur lesquelles se clôt le Malherbe :

‘L’attaque a donc une grande importance. Le saisissement doit être immédiat et l’enlèvement réel : il ne faut pas que le lecteur bute, bronche, s’effraye, hésite, ait l’impression non peut-être de ne pas comprendre, mais de n’être pas compris, concerné.
Pour un enlèvement, un concernement réels.
FIN (ibid., 289)’

L’emploi du mot attaque, pour désigner l’entrée en matière, réactualise la dimension offensive de la relation, qui s’établit dans une forme d’assaut du lecteur. Mais derrière « attaquer » il y a « attacher », comme le note Littré ; les deux verbes ont en effet même origine755. L’attaque d’un texte consiste pour Ponge, à s’attacher le lecteur, d’entrée de jeu, car c’en est la condition et la raison d’être. Le texte est une attache, un dispositif (agrafe, courroie, collier, crochet, ligature, nœud, sangle…) qui sert à attacher ensemble un auteur et un lecteur. On comprend ainsi pourquoi le lecteur doit sentir immédiatement qu’il est « compris » : il appartient au projet du texte, de manière essentielle. Le verbe « comprendre », très proche ici de « concerner », redit la place réservée au lecteur dans le projet de l’œuvre. Le lecteur « compris » entre aussi en écho inversé avec le vœu qu’exprimait « La Promenade dans nos serres » : « grâce à vous (…) je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » (PR, I, 176, je souligne). Du vœu d’être compris à celui d’un lecteur compris dans l’œuvre, l’auteur a fait son chemin.

Il me faut enfin souligner l’importance des mots qui concluent le texte : « Pour un enlèvement, un concernement réels » (je souligne). Dans leur effet de miroir par rapport au titre de l’ouvrage, ils laissent à penser que l’enjeu de celui-ci s’est déplacé, et que le « pour un lecteur » a désormais autant d’importance que le « pour un Malherbe ». Mais l’essentiel, dans ce souhait final d’un « enlèvement », me semble être que la force ascensionnelle de la parole, affirmée dans l’œuvre, concerne aussi bien le lecteur que l’auteur, les enlève tous deux dans un même mouvement.

Notes
753.

Le bas latin concernere avait pris en latin scolastique le sens de « être en rapport » (voir J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Dictionnaires Le Robert, Coll. « Les usuels du Robert », 1983.

754.

« Prologue aux questions rhétoriques » évoquait, en 1949, un tel enlèvement : « C’est dans cette société même, – chez ses parents, pour la leur ravir –, que j’ai rendez-vous avec la PERFECTION ADOLESCENTE, objet unique de mes amours ! » (M, I, 622)

755.

D’une base germanique stak, pieu, piquet. « Attaquer » est un emprunt militaire à l’italien (attacare battaglia). Voir A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit. et J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit.