A. Réalisation humble de la parole « en loques »

La chèvre est d’emblée qualifiée de « pauvresse », en raison de l’aspect dépenaillé de son pelage, cette « carpette en guise de châle sur son échine toujours de guinguois » (ibid., 806). Un peu plus loin, elle devient même « loque animale » dans un univers en lambeaux : elle est comme « accrochée » aux « loques végétales » des buissons, eux-mêmes accrochés « à ces loques minérales que sont (…) les pierres déchiquetées » (ibid., 807). Elle n’est finalement « si touchante » que de n’être « d’un certain point de vue que cela : une loque fautive, une harde, un hasard misérable (…) et presque rien, finalement, que de la charpie » (ibid., 807).

L’expression « loque fautive » rappelle la « parole fautive » – longuement évoquée dans le Malherbe lors de l’analyse des « Larmes de Saint Pierre » – , rapprochement que sous-tend, comme le souligne Michel Collot758, la parenté phonique entre « loque » et loquor. La chèvre propose une réhabilitation de la parole « en loques » – ou en « charpie », ce qui n’en est qu’une variante (charpie dérivant – comme du reste carpette – de l’ancien verbe charpir, « mettre en loques »). La « faute » de la parole de la chèvre n’est pas faute morale, comme dans « Les Larmes de saint Pierre » mais, au sens propre, simple manque ou défaut, dû au dénuement qui caractérise cet animal. Avec les attendrissantes loques de la chèvre, c’est une véritable métamorphose rédemptrice qui s’opère par rapport à ces « vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes », qui représentaient autrefois la parole, et envers lesquels Ponge exprimait son dégoût en 1929 dans « Des raisons d’écrire ».

Le mot « loques » lui-même a du reste été utilisé, quarante ans plus tôt, dans un contexte hautement dépréciatif : « L’absence se manifeste encore par des loques », écrivait Ponge en 1926, en référence probablement aux lettres que Rimbaud, dans son « silence », a continué à écrire759. L’idéal oraculaire mallarméen était alors le contrepoint glorieux aux « loques ». Or celles-ci sont maintenant prises en considération, suscitant une émotion où n’entre aucun dégoût : un texte « en loques » vient se proposer en contrepoint à celui qui, conformément à son étymologie, serait parfaitement tissé, ou tissu. Il ne faut pas oublier que l’efficacité d’un tel texte constituerait aussi un piège pour le lecteur, comparable à celui que l’araignée tend, avec son ouvrage parfait, à l’insecte qui sera sa proie. Telles étaient les réserves que Ponge exprimait, en 1953, dans « Réponse à une enquête radiophonique sur la diction poétique », à propos de ce langage absolu et oraculaire, qu’il valorise si souvent par ailleurs :

‘Oui, certes, c’est à cela chaque fois que je tends – et il m’arrive parfois de croire y atteindre. (…) Une telle expression – sorte d’oracle, de maxime ou de proverbe – peut être dite de n’importe quelle façon (…) : elle n’y perd rien. C’est qu’en effet elle signifie tout et rien ; c’est une lapalissade et c’est une énigme.
Il s’agit d’une sorte de langage absolu, parfaitement stupéfiant, imposant, détestable !
On est très content, certes, de s’être prouvé à soi-même qu’on était donc capable de tels oracles. Peut-être même quelque volonté de puissance s’y trouve-t-elle satisfaite (M, I, 646, je souligne).’

Ces réserves me semblent très importantes, d’autant plus qu’elles apparaissent dans un texte consacré à la « diction » poétique par un personnage autre que l’auteur : ce que Ponge dit là, c’est en somme que la qualité oraculaire procure surtout une satisfaction personnelle et le sentiment d’un pouvoir sur le lecteur. Alors que, constate-t-il dans le même texte, les expressions qu’il avait considérées, lui, comme imparfaites, des « déblais, des gravats », peuvent faire la joie du lecteur-récitant, qui les « traite comme des choses valables, parfois même comme des bijoux, les « palpe, dorlote, savoure » (ibid., 646). L’acceptation de l’imperfection est donc une forme de confiance faite au lecteur, et de liberté à lui laissée. En tout état de cause, la tension est constante, chez Ponge, entre un idéal de perfection et un goût profond pour l’œuvre en devenir, la perfection étant aussi risque de figement mortifère et d’une certaine exclusion du lecteur. Après le Malherbe, qui incarne le pôle de la perfection, « La Chèvre » est un coup de barre vers le pôle opposé.

Contrepoint attendri à la « parole fautive » du « Malherbe », la chèvre offre du reste encore par d’autres aspects l’image d’une réalisation mineure, voire burlesque de l’idéal de parole du Malherbe : la lyre fait ici place au modeste tintement de la « clochette qui ne s’interrompt » (ibid., 806), la « réson » malherbienne devenant ce « tintouin »760 qui est l’humble manière dont la chèvre fait sonner la parole. Quant à la « corde tendue » de la lyre, elle s’incarne ici dans les « tiraillements » que la chèvre, dans sa « douce obstination saccadée » imprime à sa « corde usée jusqu’à la corde » (ibid., 807). Il n’est pas jusqu’à la barbiche de Malherbe qui ne trouve son équivalent dans « cette barbiche » dont s’orne la chèvre… Du reste la présence, en exergue du texte, d’une citation de Malherbe établit, s’il en était encore besoin, la parenté que le lecteur est invité à observer entre « La Chèvre » et le Pour un Malherbe.

Mais il reste à voir comment la chèvre et ses « loques » peuvent prétendre rivaliser avec la parole glorieuse du Malherbe, comment s’opère la métamorphose qui lui confère son prix. La question se pose de même à propos de « La Figue » : comment cette « pauvre gourde » (P, I, 804) est-elle capable de faire comprendre ce qu’est la poésie ? La pauvreté, en effet caractérise aussi la figue : « Pauvre chose qu’une figue sèche » ; la « pauvre gourde », extérieurement presque informe, est « d’une modestie inégalable »761 (ibid, 804).

Notes
758.

Voir note 2 de sa notice sur « Notes d’un poème », OC I, p. 973.

759.

Dans « Notes d’un poème » (PR, I, 181). Pour l’interprétation rimbaldienne de ces « loques », voir la note de Michel Collot citée ci-dessus.

760.

Mot issu de « tinter », « par une dérivation de fantaisie », écrit Littré.

761.

B. Beugnot fait observer que la chapelle romane à laquelle est comparée la figue « peut être regardée, dans sa modestie, comme la version de style moyen, adtenuatio diraient les rhétoriciens, d’une rêverie dont le temple, la cathédrale et le Louvre sont les variantes de style élevé » (Poétique de Francis Ponge, op. cit., p 181).