B. Métamorphose nourricière et féminine de la parole

Le lait maternel 

Sous sa « carpette de guinguois », ce que la chèvre « incomplètement dissimule », « gonflant la cornemuse » qu’elle porte entre les pattes, c’est « tout ce lait qui s’obtient des pierres les plus dures par le moyen brouté de quelques rares herbes » (P, I,806).La pierre connaît ici un nouvel avatar, qui rédime l’aspect funèbre qu’elle revêtait au début de l’œuvre : indirectement, elle devient pourvoyeuse de lait nourricier762. Les chèvres sont en effet des « nourrices assidues », dispensatrices auprès de leurs chevreaux d’un « lait, plus précieux et parfumé qu’aucun autre » (ibid., 808), d’autant plus remarquable que son abondance est gagnée sur la pauvreté environnante. La parole est ici rapprochée du lait et, porteuse d’une véritable vertu régénératrice, elle nourrit, au sens le plus noble du terme :

‘Nourrissant, balsamique, encore tiède, ah ! sans doute, ce lait, nous sied-il de le boire, mais de nous en flatter nullement. Non plus, finalement, que le suc de nos paroles, il ne nous était tant destiné, que peut-être – à travers le chevreau et la chèvre – à quelque obscure régénération (ibid., 808). ’

L’inscription en italique du mot « régénération » invite à l’entendre dans son sens étymologique : régénérer, c’est générer, engendrer, produire, une deuxième fois. Le lait de la chèvre est génération du poème.

Plus largement, la fonction nourricière des chèvres renvoie à une caractérisation féminine et maternelle de la parole, qui s’oppose à l’idéal viril de la parole malherbienne. La tonalité régressive de l’image du lait maternel trouve du reste un écho dans « La Figue », où le fruit devient « tétine » :« nous l’aimons, nous la réclamons comme notre tétine ; une tétine, par chance, qui deviendrait tout à coup comestible » (P, I,805). Régression à traduire en termes de langage plutôt que de psychologie, la figue, selon l’interprétation de Jean-Marie Gleize, « réactivant le souvenir de l’avant-langue, de l’abouchement direct à la source maternelle, à la jouissance spécifique du naître à la langue »763. Par ailleurs, la figue, en tant que fruit, participe d’un imaginaire privilégié : « se nourrissant du fruit, l’homme s’abouche à la Nature, au grand corps maternel, il redevient l’enfant qu’il est »764. La figue, « fruit qu’on nous sert, depuis notre enfance » (P, I, 803), « appartient à l’espace méditerranéen qui est l’espace nourricier du poète »765.

Notes
762.

« Ce lait qui s’obtient des pierres les plus dures » : l’expression peut être lue comme emblématique du parcours de Ponge lui-même, de ses succès gagnés de haute lutte.

763.

Notice sur Comment une figue de paroles et pourquoi, OC II, p. 1605.

764.

J. M. Gleize, Lectures de Pièces, op. cit., p. 44.

765.

J. M. Gleize, ibid., p. 44.