L’imaginaire de la Voie lactée, alternative à celui du soleil

En partie contemporaine du « Soleil » (la rédaction couvre la période 1953-1957), « La Chèvre » propose une représentation de la Voie lactée qui fournit une alternative à celle du soleil – et rabaisse les prétentions de celui-ci à la domination, puisqu’il fait lui-même partie de cette galaxie. Le texte convoque, en effet, tout un matériau mythologique qui glorifie la figure maternelle de la Voie lactée au détriment de celle du Soleil-père.

Rappelons tout d’abord que la chèvre Amalthée, qui a nourri l’enfant Zeus, l’a également protégé de Cronos, le père tueur : « Amalthée avait suspendu le petit enfant à un arbre, pour que son père ne puisse le trouver "ni dans le ciel, ni sur la terre, ni dans la mer" »766. Plus tard, Amalthée, rejoignant le firmament, deviendra constellation. La fonction nourricière des chèvres est justement associée, dans le texte, aux étoiles et galaxies : « nourrices assidues et princesses lointaines, à l’image des galaxies », elles ont un « regard, sous les paupières lourdes, fabuleusement étoilé » (P, I, 806). Or le mot « galaxie », du grec galaktos, « lait », signifie proprement la Voie lactée, nébuleuse à laquelle appartient le soleil767. Entendue littéralement, cette voie lactée devient, dans le texte, principe supérieur transcendant l’opposition du masculin et du féminin (le lait est rapproché de la semence masculine) dans le don, dispensateur de vie, de

‘ce lait, plus précieux et parfumé qu’aucun autre (…), tout pareil à celui des étoiles jaillies au ciel nocturne en raison même de cette violence, et dont la multitude et l’éloignement infinis seulement, font de leurs lumières cette laitance – breuvage et semence à la fois – qui se répand ineffablement en nous (ibid., 808).’

De plus, le récit mythologique de la formation de la voie lactée permet de voir dans « La Chèvre » l’écho ( considérablement transformé) d’un très ancien texte de Ponge, « L’Avenir des paroles », écrit en 1925. Le mythe raconte qu’Héraclès enfant fut placé sur le sein d’Hera endormie. Il voulut se nourrir mais tira si fort que le lait gicla et se répandit en une grande traînée laiteuse dans le ciel. C’est par rapport à ce récit que s’écrivait « L’Avenir des paroles » : dans ce texte, en effet, le drap des paroles, associé au voile avec lequel le jour interdit l’accès à la vérité des choses, se retirait enfin, au crépuscule, du corps nu d’un géant céleste qui pouvait alors boire au sein de la mère768. Etait donc posée, en 1925, une opposition irréductible entre les paroles et la réalité savoureuse représentée par le lait. Dans « La Chèvre » cette opposition disparaît : non seulement les paroles ne sont plus incompatibles avec le lait nourricier, mais elles en sont une figure. Se nourrir du lait (ou des paroles) de la voie lactée, c’est substituer l’imaginaire d’un ciel féminin et pourvoyeur de bienfaits à celui, muet et tyrannique, de « La Mounine » et du « Soleil ». C’est proposer une représentation imaginaire de ce que doit être, selon Ponge la fonction de la poésie : « nourrir l’esprit de l’homme en l’abouchant au cosmos » (M, I, 630, je souligne).

Notes
766.

P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 10ème éd., 1990, article « Amalthée ».

767.

Galatée, nymphe, était ainsi nommée pour sa peau blanche comme du lait. Or il se trouve que Galatée est évoquée dans « Joca Seria », dans un contexte où la figure de la chèvre est également très présente : « Il y a d’Alberto Giacometti à ses sculptures, le rapport (…) d’un rocher à une chèvre (…), d’un cyclope à une nymphe, (…) de Polyphème à Galatée » (AC, II, 629).

768.

« Le corps du bel obscur hors du drap des paroles alors tout découvert, bon pour un bol à boire au nichon de la mère d’Hercule ! » (PR, I, 168).