Une poésie qui nourrit

Deux ans après « La Chèvre », « La Figue » vient en relayer les métaphores nourricières. Comme la chèvre, la figue est pauvre mais recèle des trésors cachés. La modestie de son aspect s’oppose à la somptuosité de ce qu’elle offre à savourer, « pourpre et or » (CFP, II, 784) à la fois : « je ne suis qu’une pauvre gourde, mais remplie de grains d’or d’une pourpre somptueuse gratifiée de grains d’or, succulente » (ibid., 777). Le plaisir qu’elle dispense tient en partie à sa consistance, cette « résistance » qu’elle oppose d’abord à son absorption mais qu’un peu d’insistance fait céder : en effet elle résiste, mais

‘juste au point qu’on puisse, en accentuant seulement un peu (incisivement) la pression des mâchoires, franchir la résistance (…) de son enveloppe – pour, les lèvres déjà sucrées par la poudre d’érosion superficielle qu’elle offre, se nourrir de l’autel scintillant en son intérieur (P, I, 805). ’

C’est par cette qualité qu’elle se voit associée par Ponge aux paroles : « Ainsi de l’élasticité (à l’esprit) des paroles, – et de la poésie comme je l’entends» (ibid., 805). La traditionnelle « résistance » de l’objet pongien est ici étendue aux paroles elles-mêmes, « la résistance de l’enveloppe matérielle de l’objet valant pour la résistance de l’objet (et du langage) aux manœuvres du poète pour s’en "nourrir", pour jouir de sa substantifique pulpe »769. Les paroles (c’est bien en effet au pluriel que la parole est évoquée ici), autrefois si répugnantes, maintenant se savourent – si l’on sait vaincre leur résistance. Ponge a maintes fois mis en scène la consommation des objets (huître, pain, orange) mais il est nouveau que les paroles, elles aussi, soient nourriture et plaisir de bouche.

Le dossier des brouillons montre qu’à la résistance de la figue et des paroles a été longtemps associée l’action de mordre : la figue est 

‘vraiment le contraire du chewing-gum, du caoutchouc. On peut y mordre vraiment, franchir son élasticité, l’assimiler ; cela finit par fondre dans la bouche. Il y a une brusque résolution (solution) (…) : nourrissante et savoureuse (CFP, II, 776). ’

C’est la première fois, avec « La Figue » que le verbe « mordre » apparaît dans une description. En revanche, Ponge est familier depuis longtemps de l’expression « ne pas en démordre », caractéristique de sa ténacité770. Le passage de « ne pas en démordre » à « y mordre vraiment » me paraît emblématique de la libération progressive de Ponge à l’égard des impératifs rigides, et de son passage des « scrupules » aux « audaces » (« nos scrupules nous sont donnés peut-être antérieurement même à nos audaces » écrit-il dans le premier chapitre du Malherbe (PM, II, 28)). En tout état de cause, l’action de mordre cristallise un certain traitement de la parole : « il y a une façon de traiter les paroles conçues comme pâte épaisse à franchir qui mime la façon qu’a l’esprit de franchir la raison simple pour atteindre au fond obscur des choses : à leur vérité » (CFP, II, 779). Jean-Marie Gleize invite à observer que « La Figue » n’exprime pas seulement « l’apologie de la connaissance sensible, directe, physique » car

‘entre « moi » et les choses, il y a le langage, et il s’agit de traiter poétiquement le langage de façon à mordre dans les choses. La poésie reste bien pour Ponge une technique pour aller à la « rencontre » de la réalité771.’

Mais ce traitement des paroles nous donne aussi à voir une transformation essentielle affectant le vieux motif (il remonte à 1927) de la parole comme « façon de sévir »772 :

‘La parole, grâce à son épaisseur de pâte, grâce à sa résistance et non-résistance (d’abord) à l’esprit, est aussi une façon de sévir (contre l’esprit) : une façon de mordre dans la vérité (qui est l’obscurité) : dans le fond obscur de la vérité » (ibid., 779, je souligne). ’

De même que la chèvre était une humble et innocente incarnation de la « parole fautive », la figue donne le modèle d’une savoureuse façon de sévir, non plus censurante mais libératrice par rapport aux diktats de l’esprit, et ouvrant l’accès, dans le plaisir, au monde.

Notes
769.

J. M. Gleize, Lectures de Pièces, op. cit., p. 38.

770.

Par exemple dans « La Mounine » : « le secret de la victoire est dans l’exactitude scrupuleuse de la description : (…) il ne faut pas en démordre, ne rien arranger, agir vraiment scientifiquement. » (RE, I, 425).

771.

J. M. Gleize, Présentation de Comment une figue de paroles et pourquoi, GF Flammarion, 1997.

772.

« Traitée d’une certaine manière, la parole est assurément une façon de sévir» (« Pas et le saut », PR, I, 172).