Poétique du lambeau et de l’erreur

« La Chèvre » est ainsi l’occasion de revenir sur la relation complexe entre perfection et imperfection qui était soulignée dans « Le Soleil » (« Nous glorifierons-nous donc maintenant de la principale imperfection de ce texte – ou plutôt de sa paradoxale et rédhibitoire perfection ? » (P, I, 777). Parfaite dans son imperfection, la chèvre suscite un texte qui, comme elle, tiendra surtout du lambeau :

‘la chèvre (…) est à la fois une erreur et la perfection accomplie de cette erreur ; et donc lamentable et admirable (…).
Et nous ? Certes nous pouvons bien nous suffire de la tâche d’exprimer (imparfaitement) cela.
Ainsi aurai-je chaque jour jeté la chèvre sur mon bloc-notes : croquis, ébauche, lambeau d’étude (P, I, 808). ’

Ce « lambeau d’étude » est la traduction, en termes de poétique, des loques de la chèvre : le texte propose une poétique du lambeau.

Or on note que « lambeau » est « le même mot », indique Littré, que « lambel », lequel est un terme de blason désignant la brisure qui se place dans les armoiries pour indiquer les branches cadettes. Il y aurait donc dans « La Chèvre » comme une réalisation, sur le mode mineur, non pas seulement de la parole oraculaire du Malherbe, mais aussi du blason du « Soleil ». Le modèle héraldique, qui informait largement « Le Soleil », est sous-jacent aussi à la dernière partie de « La Chèvre », avec – outre « lambeau » – les « armes » sur la tête du bouc, ainsi que certaines formules, écartées de la version finale, que souligne Jacinthe Martel774.

Quant à l’erreur, dont la chèvre était la « perfection accomplie », elle sera revendiquée également par « La Figue ». S’interrogeant sur la façon de parvenir à une « figue de paroles », Ponge écrit, en 1958 :

‘Il me faut me tromper de paroles. Il me faut faire confiance à l’erreur des paroles.
A la fraternité des créatures et des paroles. 
Dans l’erreur et la confiance (CFP, II, 824). ’

C’est bien à l’erreur des paroles, au pluriel, qu’il s’agit ici de « faire confiance ». Si, à l’origine, Ponge valorisait le mot au singulier, par opposition au dégoût qu’il lui inspirait sous sa forme plurielle, il revendique désormais aussi bien la majesté de la Parole que l’erreur des paroles. L’une et l’autre participent au même titre à l’invention poétique.

Bernard Beugnot voit précisément dans la figue et la chèvre deux « approximations » du « mystère » de cette invention : « misère du langage, résistance des mots, tentatives avortées qui par le miracle du travail et du bonheur d’expression aboutissent au texte bouclé »775. « La Chèvre » paraîtra dans la N.R.F. de décembre 1957, mais c’est « La Figue » qui, par sa parution dans le numéro 1 de la revue Tel Quel, en 1960, prendra force d’« art poétique ». Le Malherbe est, en effet, encore inédit à cette époque. C’est avec cette poétique en mode mineur, cette parole humble, que Ponge va bientôt connaître une audience élargie, conquérir véritablement un public, et non avec la parole en majesté du Malherbe.

Au terme de cette période où s’est accomplie l’avènement en majesté de la Parole, Ponge prouve donc qu’il ne fait pas choix d’une parole autoritaire et oraculaire contre une parole approximative, humble. Bien au contraire une fois la parole établie en majesté, elle est d’autant plus en mesure de témoigner de sa puissance y compris dans ses réalisations humbles. Son pouvoir n’est nullement conquis sur – ou aux dépens de – son humanité. Le modèle du murmure, loin d’être nié, fait à la fin des années cinquante l’objet d’une déclaration de fidélité. Entre-temps, il s’est suffisamment renforcé pour pouvoir se faire entendre. La parole peut à la fois « hurler dans la stratosphère » (PM, 120) ou choisir, comme la chèvre, de quitter les hauteurs pour, en balbutiant, (« Ah ! ce n’est pas trop ma place, balbutie-t-elle » (P, I, 807), redescendre au « premier buisson » – là où elle se nourrit et fabrique son lait.

Comme le souligne Gérard Farasse, ce double mode d’existence est dans la droite ligne de la résolution prise de « franchir la dogmatisation » (M, I, 630) : si l’écriture cherche « à établir des formules autoritaires et anonymes à la façon des lois », ces lois « ne sont aussi qu’un des moments du texte 776». L’auteur

‘nous invite à dépasser l’opposition entre une écriture autoritaire (…) et une écriture approximative (…) puisque l’une est l’envers de l’autre comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. L’écriture autoritaire n’abolit pas l’écriture approximative, pas plus qu’elle ne se contente de lui succéder : il faut « franchir la dogmatisation », en dénouant ce qui a été noué, en défaisant ce qui a été fait (…) pour pouvoir repartir dans l’inconnu de l’invention777.’

Notes
774.

Notamment : « la poésie en chef » et « DEVISE : Arborons nos idées et soignons nos amours » (OC I, p. 1191, note 20).

775.

Poétique de Francis Ponge, op.cit. p. 182-183.

776.

L’Ane musicien, op. cit., p. 83.

777.

Ibid., p. 83.