La parole conquise sur le Verbe

Si les notions de Logos et de Verbe avaient été mises entre parenthèses à la période précédente, où il s’agissait avant tout de rédimer la parole humaine dans sa contingence, elles réapparaissent toutes deux une fois la parole « venue au monde » sous forme de murmure. Il faut en effet à ce murmure se mesurer au Logos et au Verbe, en vue d’atteindre à leur puissance. Significativement, la réapparition, presque simultanée, des deux notions, dessine le double mouvement emblématique de cette période : une assomption que prépare une descente dans les profondeurs. Le mot Verbe, absent depuis 1943, fait retour le premier, dès le début du travail sur Malherbe en octobre 1951, avec l’objectif de « cette supériorité à atteindre qui est l’autorité du Verbe » (PM, I, 26). Quelques mois plus tard, le Logos réapparaît à son tour dans « Le Monde muet » qui prescrit aux poètes de « s’enfoncer dans la nuit du logos » (M, I, 631) jusqu’au niveau des racines. Logos et Verbe constituent ainsi les deux faces de la parole : d’un côté l’épaisseur de son matériau, sa profondeur potentielle ; de l’autre la force ascensionnelle deson actualisation.La plongée dans l’épaisseur du premier (qui n’est plus le « gouffre insondable » qu’il était encore en 1941) est indispensable au surgissement, le moment venu, d’une parole capable de devenir Verbe.

C’est surtout le Verbe, notion solennelle entre toutes car emblématique de la puissance divine, qui fait l’objet d’un travail intensif, en vue de sa réappropriation par la parole humaine. D’une part Ponge, dans « Le Soleil », exclut de la création du monde toute intervention du Verbe créateur ; d’autre part pour en finir avec cette autorité écrasante, ou plutôt pour la transférer sur l’homme, il prend appui sur une autre figure d’autorité, humaine cette fois : Malherbe. C’est cet ancêtre qui, une fois posé que « rien ne l’intéresse que (…) l’autorité du Verbe », sert de modèle à l’appropriation par l’homme de cette autorité. Mais il faut plusieurs années de travail, et toute l’énergie fournie par l’achèvement entre temps du « Soleil », pour que cette appropriation s’accomplisse pleinement. C’est précisément entre décembre 1954 et février 1955, dans « Malherbe VI », qu’elle advient : au cours de cette période de travail particulièrement intense, le Verbe se fait parole.

L’accession à la pleine autorité du Verbe passe par la notion de magistrature, dont Ponge affirme en décembre 1954 qu’elle animait le projet de Malherbe, et qu’il reprend bientôt à son propre compte. Le 18 février 1955 Ponge aboutit – dans une formule que je rappelle en raison de son caractère essentiel – à la définition du « Pouvoir supérieur » à tout autre, « celui d’Agent de la Parole, de Représentant du Verbe, d’Ambassadeur du Monde muet, celui de Fondateur de Proverbes, celui (…) de Représentant d’Apollon » (PM, II,148). « Agent », « Représentant », « Ambassadeur » : l’ancienne figure de l’avocat connaît là un spectaculaire élargissement. D’une part la mission de représentation s’étend des créatures (les choses) au Verbe qui les crée : du statut d’avocat des choses on passe à celui de magistrat du Verbe. D’autre part, avec la formule « Représentant d’Apollon », ce statut atteint une dimension sacrée qui témoigne que son pouvoir n’est plus seulement d’ordre civil. On assiste à la fondation d’une nouvelle religion, dans laquelle le Verbe, désolidarisé du contexte chrétien où il s’originait, se revendique du paganisme antique.

Le danger pourrait être que dans cette religion l’être parlant, dans son statut de « représentant », parle moins lui-même qu’il ne soit parlé par le Verbe, et que le culte de la parole ne corresponde surtout aux « aventures de ses martyrs » (ibid., 207). Mais le « Représentant du Verbe » est aussi « Fondateur de proverbes », rôle autonome où son statut devient pleinement créatif. Dès 1951, Ponge rappelait, dans « Malherbe I » que la caractéristique de « quelques esprits absolus » est qu’ils « tendent aux proverbes, c’est-à-dire à des formules si frappantes (autoritaires) et évidentes, qu’elles puissent se passer d’être signées » (PM, II, 33). On note le retour de ce mot de « proverbe », dont c’est la deuxième grande époque, après celle de 1925-28 où il avait servi à ériger l’entreprise mallarméenne en exemple. Le proverbe est décidément la face toute-puissante de la parole, celle dont le pouvoir créateur est tel qu’il lui confère la même évidence que celle d’un objet.Cependant, dès 1926, dans ses « Notes d’un poème (sur Mallarmé) », Ponge cherchait à articuler le proverbe à la subjectivité de son auteur. C’est ce qu’il fait encore dans « Malherbe VI » (1955), où il présente le proverbe comme l’exercice d’autorité permettant la transmutation du particulier en général :

‘Il s’agit, grâce à l’autorité que confère le Verbe, (…) de faire devenir idées générales votre sensibilité la plus particulière, vos intuitions les plus audacieuses, votre goût, enfin, – et qu’y a-t-il de plus subjectif ? Mais le plus subjectif n’est-il pas, pourtant, en quelque façon commun 779 ? (PM, II, 141). ’

Autre fait essentiel permettant à la parole de s’élever à la hauteur du Verbe : la mise en équivalence de la raison et de la réson. C’en est fini pour la parole de se chercher des « raisons » qui la justifient. Maintenant la réson tient lieu de toutes les raisons. En se faisant réson, la parole devient sa propre raison d’être. Elle « contient sa preuve rhétorique en elle-même » (ibid., 111). Elle est « concert de vocables » qui « se signifie lui-même » (ibid., 111-112). Ceci suffit à la fonder, sans qu’il soit besoin qu’elle se revendique comme « poésie ». L’élection du mot Parole contre celui de Poésie, annoncée dès 1953, est solennellement affirmée, le 28 février 1955, dans le cadre d’une religion de la parole où celle-ci, « Raison en Acte », « phénomène mystérieux et adorable » (ibid., 176) comporte toute la dimension créatrice et sacrée du Verbe.

La notion de Verbe peut alors cesser d’occuper le devant de la scène : après le Malherbe, elle n’apparaîtra plus guère que deux fois dans la suite de l’œuvre780. La Parole majuscule l’a désormais remplacée.

Notes
779.

Cette fois cependant, c’est au-delà encore du Proverbe que Ponge trouvera, avec la métaphore de la résistance électrique l’articulation décisive entre le Verbe et la singularité de l’individu. Sans doute est-ce pour cela que le mot « proverbe » connaît en février 1955 sa dernière occurrence dans le Malherbe et pratiquement dans toute l’œuvre (il ne réapparaîtra qu’une fois, dans « La Figue », en 1958).

780.

En 1973 dans « Eugène de Kermadec », en 1978 dans L’Ecrit Beaubourg.