La Parole majuscule

Fort de l’exemple de Malherbe, Ponge élabore une conception de la poésie dans laquelle la parole, intransitive, sonne avant tout à sa propre gloire. Elle est par là même essentiellement parole d’affirmation, parole du oui : elle s’affermit en affirmant. Dès décembre 1954, dans un passage capital, qu’il me faut citer de nouveau ici, la parole devenue Verbe trouve sa formule :

‘C’est le langage absolu. (…) La Parole parle. L’articulation du « oui ». Le développement articulé de la syllabe nécessairement magique du « oui ». De l’affirmation nécessaire au Verbe, lequel implique profération, donc prétention à la communication et naïveté foncière (ibid., 119).’

Il s’agit par la parole tout à la fois de dire oui au monde et à soi et de revendiquer pleinement l’acte même de communiquer.

En faisant réson de ses raisons l’être authentiquement parlant retrouve pleine possibilité d’exprimer sa foi profonde : « Il se prend à son rôle. (…) Ministre du verbe. (…) La croyance, la foi, la sensibilité à la beauté idéale (grandeur et noblesse) se réintroduit » (ibid., 164). Il peut signifier dans sa parole ses valeurs, en particulier les plus primitives, celles qui plongent leurs racines dans l’enfance : c’est d’un seul mouvement que sont affirmées la possibilité pour le sujet de faire « fonctionner le verbe entier » et celle de se souvenir de son « inspiration, croyance naïve et résolution première » de retrouver ses « goûts d’enfance », bref de s’établir « au plan qui [lui] convient » (ibid. 165). L’identification au Verbe, loin d’être conquise contre le sujet, lui donne au contraire toute sa place. La différence est grande par rapport à laformulation de « La Dérive du sage » en 1925 : « Le Verbe est Dieu ! Je suis le Verbe ! Il n’y a que le Verbe ! » (PR, I, 183). Ce qui ne pouvait alors être que dérive et folie devient fonctionnement et réson. Selon la même dynamique de réconciliation, les valeurs héroïques de l’idéal enfantin retrouvent droit de cité :

‘Conquérants et poète.
Héros politiques et héros du Verbe (PM, II, 117) ’

Voici que l’héroïsme verbal a rejoint les grandes figures héroïques de l’enfance. Le mouvement de retour aux valeurs primitives (commencé dès 1946) connaît son accomplissement.

Mais l’acquiescement au monde et à soi est inséparabledu oui à autrui :le Verbe « implique profération, donc prétention à la communication et naïveté foncière » (ibid., 119). Ce qui est enfin pleinement reconnu et assumé ici, c’est une vérité en somme simple : contrairement à l’écrit quipeut parfaitement être solitaire, la réalisation orale de la parole, sa pro-fération (de pro, « en avant » et ferre, « porter ») implique un auditeur781, vers qui le locuteur se porte (d’où l’importance donnée à la fin du Malherbe au geste de « porter Malherbe au lecteur »). Cette découverte permet à l’auteur d’effectuer une ultime appropriation du Verbe par la parole, en ce qu’il utilise le fameux « Au commencement était le Verbe » pour valider le nouveau cogito qui l’unit au lecteur  : « Nous constatons objectivement notre accord sur ces signes, qui donc existaient antérieurement à nous et nous n’existons qu’en fonction d’eux. Au commencement donc était le Verbe » (ibid.175, je souligne). Aboutissement de trente-cinq ans de lutte contre l’autorité du religieux : la parole de la Bible est réécrite en termes de philosophie pratique de la parole.

Un autre aboutissement essentiel a lieu en mars 1955 : Ponge trouve alors l’image qui lui permet de rendre compte de la manière dont le Verbe, s’incarnant dans l’individu, devient Parole. Il avait insisté, déjà, sur le rôle de vecteur de la parole tenu par le corps, « tuyau d’orgue » pour le souffle (ibid., 153). Mais à ses yeux, l’individu n’est pas seulement lieu de la parole, il en est aussi, de manière active, condition d’émergence. C’est le modèle malherbien qui fournit, une fois encore, le relais nécessaire à l’expression juste de cette articulation, dans l’évocation de la « superbe résistance » dont l’effet a permis que Malherbe nous offre, sans l’avoir pourtant jamais décidé, tout à la fois son « Art Poétique », son « Ethique » et sa « Métaphysique » (ibid., 208). En définissant cette résistance comme une « complexion » individuelle telle « que le Verbe qui la traverse est obligé de se porter à l’incandescence » (ibid., 208), Ponge dépasse définitivement tout risque de réduction de l’être humain au rôle de simple conduit pour le Verbe qui le traverse. Cette traversée n’aboutit à un résultat effectif que si la complexion de l’individu fournit la résistance suffisante. Voici la parole humaine définie une nouvelle fois comme résistance, mais dans un sens totalement inédit, qui témoigne du chemin parcouru depuis « l’art de résister aux paroles » de « Rhétorique ». La résistance ne s’exerce plus contre les paroles, mais autorise à l’inverse la parole ; l’image nouvelle opère le passage d’une résistance réactionnelle à une résistance active. C’est au contact de la qualité propre à l’individu que le Verbe se fait Parole.

L’avènement en gloire de la Parole majuscule, tel qu’il s’effectue dans le Malherbe, trouve son origine dans la levée d’autorité qu’a accomplie « Le Soleil », texte à partir duquel rayonnent toutes les découvertes des années cinquante. Avec l’achèvement de ce texte, point final mis à une entreprise commencéeen même temps que son œuvre même, résolution de l’affrontement de toute une vie avec le principe d’autorité censeur de la parole, Ponge a définitivement délivré sa parole des restes de la censure originelle qui pesait sur elle. Il a créé les conditions, non plus seulement de sa naissance, mais de son aurore.Son rayonnement sous forme de réson peut s’exercer sous tous les modes de réalisation, aussi humbles ou mineurs soient-ils.

Aux yeux de certains critiques, l’œuvre est alors globalement achevée : « Le soleil placé en abîme (…) donne de la poétique une somme à laquelle les textes qui le suivent n’ajouteront guère», écrit Bernard Beugnot, pour qui Ponge atteint entre 1952 et 1958 « l’apogée de son itinéraire poétique », la consécration qui suit venant sanctionner « une œuvre accomplie qui allait, pour les décennies suivantes, vivre sur sa propre lancée »782. L’achèvement du Savon – ouvrage qui, en 1961, est toujours en souffrance – , ainsi que la composition du « Pré » et de La Table vont pourtant, selon moi, ouvrir d’autres perspectives à cette œuvre encore en devenir. La parole et la relation au lecteur se préparent à de nouvelles consécrations. La trajectoire de la parole, au-delà de sa traversée de l’individu, atteindra, dans les ultimes développements du Savon, un niveau de fonctionnement cosmique. Quant à la relation qui l’unit à son destinataire, Ponge n’a pas fini non plus d’explorer les potentialités ouvertes par le nouveau cogito qui la fonde. Enfin, il lui reste à accomplir effectivement, c’est-à-dire sur le plan éditorial, le rapatriement en littérature qu’il a effectué symboliquement pendant cette période : il y trouvera l’occasion de confronter la parole à d’ultimes défis.

Notes
781.

Littré met l’accent sur la dimension d’intelligibilité que comporte le mot proférer, « prononcer à haute et intelligible voix ».

782.

B. Beugnot, Poétique de Francis Ponge, op. cit., p. 198.