– VI – La parole, table ouverte
(après 1961)

Présentation

Dans les années soixante et soixante-dix, Ponge confirme dans les faits son rapatriement en littérature, rendant enfin pleinement visible son œuvre par une série de publications qui sont autant de sommes. A la suite du Grand Recueil, d’autres recueils viennent, à intervalles réguliers, signaler la place qu’il tient désormais dans la littérature contemporaine.Ponge en effet poursuit la mise en ordre et le rassemblement de ses écrits, et fait connaître au public un grand nombre d’œuvres restées inédites. Son audience en est considérablement accrue, et elle s’augmente encore de la place éminente que lui réserve la revue Tel Quel à laquelle il collabore régulièrement depuis son premier numéro de 1960. Les signes de la reconnaissance qui lui est enfin accordée se multiplient : parution en 1963 de la première monographie, signée de Philippe Sollers, qui sera suivie d’une deuxième par Jean Thibaudeau en 1967 ; nombreuses invitations à l’étranger ; promotion au rang d’officier de la Légion d’honneur en 1969 ; colloque « Ponge inventeur et classique » en 1975 à Cerisy-la-Salle …

Ponge, qui a dépassé la soixantaine, est pourtant loin de la position qui consisterait à savourer enfin son succès en considérant que son œuvre est derrière lui. Cette œuvre n’est pas terminée : elle va connaître des développements et des infléchissements essentiels. D’une part, sur le plan de la stratégie éditoriale, Ponge entreprend de radicaliser la logique de monstration totale de son travail qu’il a commencé à mettre en œuvre : il la pousse, à la fin de sa vie, jusqu’à ses limites extrêmes. Ce n’est plus seulement dans son atelier mais à sa table de travail, à ses côtés, qu’il invite le lecteur. D’autre part, sur le plan de la création elle-même, il achève (en 1964-1965) Le Savon – resté en souffrance depuis 1946 – ce qui représente aussi une forme d’achèvement pour l’œuvre, d’abord parce que ce Savon est l’aboutissement d’un des projets auxquels Ponge accordait le plus de prix, et ensuite parce qu’il permet que se résolvent des questions restées elle aussi en souffrance, en même temps que s’élaborent de nouveaux concepts comme celui de l’objoie. Trouvant enfin l’occasion de son actualisation (sous forme orale), Le Savon y trouve aussi celle d’un nouveau départ, ou plutôt d’un lancement – selon la thématique propre à ce texte – de la parole.

Après l’achèvement du Savon, Ponge entreprend encore deux grandes campagnes successives d’écriture, consacrées aux deux ultimes objets que sont le pré puis la table. « Le Pré » est composé entre 1960 et 1964, La Table de 1967 à 1973. Les deux textes sont empreints d’une dimension testamentaire manifeste. Ils opèrent un retour sur l’origine, et une forme de bilan auquel des éléments inédits fournissent des éclairages rétrospectifs. Ils infléchissent la relation au lecteur dans le sens de cette transmission que Ponge appelait de ses vœux depuis le Malherbe.

Mais pré et table sont conçus aussi comme espaces de libre déploiement pour la parole. Dans « Le Pré » l’aspiration à une recréation du monde par la parole est poursuivie plus loin qu’elle ne l’avait jamais été, aboutissant à un paradis de parole. Dans La Table la parole s’ouvre, pour la première fois, au silence. C’est sur fond de ce silence que s’établit une forme inédite de communion avec le lecteur, plus que jamais invité à la table de l’auteur.