A. Monumentalité aléatoire

Après la mise en ordre du « donné littéraire » qu’il s’était proposée au moment du Malherbe, c’est à rassembler et ordonner son œuvre propre que s’emploie Ponge dans les années soixante et soixante-dix, pour la faire enfin connaître dans son intégralité. Parmi les recueils publiés, peu correspondent à des œuvres récentes. On a surtout d’une part le rassemblement en recueils d’œuvres dispersées, d’autre part la publication d’œuvres anciennes restées inédites. A la première catégorie ressortissent, après Le Grand Recueil de 1961, la parution de Tome premier en 1965, puis de Nouveau Recueil en 1967, enfin de L’Atelier contemporain en 1977. Du côté de la publication d’inédits anciens, Le Savon, en 1967, est l’aboutissement d’une œuvre composée entre 1942 et 1946 (à laquelle s’ajoutent cependant des textes rédigés en 1964-1965, sur lesquels je reviendrai) ; Nioque de l’avant-printemps, publié en 1983 après être resté longtemps inédit, est de 1950 ; Pratiques d’écriture ou l’Inachèvement perpétuel (1984) fait resurgir des textes très anciens (beaucoup datent des années vingt). On peut rattacher à cette série Pour un Malherbe, qui est « achevé » depuis huit ans lorsqu’il paraît, en 1965784.

Le Grand Recueil avait été pour Ponge « le premier acte d’un "redressement" de son image »785. Celui-ci se confirme avec les recueils des années soixante et soixante-dix : Tome premier, Pour un Malherbe, Nouveau Recueil, L’Atelier contemporain, sont des livres imposants par leur ampleur et par le prestige que leur confère leur publication dans la collection blanche de Gallimard. Le caractère monumental de l’œuvre, qu’une stratégie éditoriale de dissémination masquait jusque-là, devient pleinement visible786.

La figure auctoriale de Ponge se renforce du reste de l’admiration qu’expriment à son égard les jeunes écrivains de Tel Quel et de la place de choix qu’ils réservent à ses textes dans leur revue. Dans la monographie qu’il consacre à Ponge en 1963, Sollers parle d’« édifice verbal » à propos de l’œuvre de Ponge, et salue en cet auteur « le plus admirable exemple » pour « une nouvelle génération d’écrivains »787.

Cependant, l’aspiration de l’œuvre à la monumentalité est comme contestée de l’intérieur, car elle est travaillée par des courants contraires. Emblématique de cette contradiction est le Malherbe, qui se veut monument en hommage à une œuvre monumentale, et qui se donne comme chantier. Mais les recueils proprement dits, eux aussi, sapent leur monumentalité apparente. Tout d’abord le premier d’entre eux, Le Grand Recueil n’a pas tout à fait – on l’a vu au chapitre précédent – l’aspect achevé et maîtrisé d’un « monument ». Les publications qui lui feront suite achèveront d’en contester l’aspect monumental. En effet, comme le souligne Michel Collot, « l’illusion d’une totalisation définitive sera remise en cause dès 1967, avec la parution d’un Nouveau recueil. Ponge n’a pas cherché à l’intégrer à l’ensemble antérieur, dont la clôture et l’unicité (…) se trouvent ainsi contestées »788.

De plus, l’ensemble Lyres du Grand Recueil sera plus tard redistribué en partie dans la collection « Poésie » Gallimard, accompagné d’extraits du Nouveau Recueil : il forme ainsi un nouvel ensemble composite, qui défait les deux « monuments » précédents. Signalons enfin789 que le Tome premier, paru en 1965, annonce une mise en ordre chronologique qui sera démentie puisqu’il n’y aura jamais de Tome deuxième. Finalement l’unité que forme chaque recueil s’avère provisoire et susceptible de réaménagements ultérieurs. En effet, comme l’a fait remarquer Jean-Marie Gleize, si, « idéalement », l’œuvre « implique un projet global, un Livre », chacun des « livres » successifs n’en est « qu’une réalisation approchée ou partielle, une représentation provisoire et fragmentaire »790.

L’œuvre de Ponge, au moment où elle semble acquérir un caractère de monumentalité, ne cesse donc pas de s’affirmer « en devenir » (le dernier livre publié par Ponge de son vivant ne fera-t-il pas mention, en sous-titre, d’un Inachèvement perpétuel ?). Malgré la formule de Paulhan, selon laquelle avec Le Grand Recueil l’auteur « entre (d’un pas décidé) dans les rangs des grands classiques » (Corr. II, 665, p. 311), le lecteur de Ponge n’est pas au bout de ses surprises. Pour reprendre l’expression de Jean-Marie Gleize, la qualification de « classique » attribuée à l’œuvre, n’implique nullement qu’elle soit une « affaire classée ». Se référant à la phrase du Malherbe sur la nécessité de nourrir et relancer régulièrement la propulsion de l’œuvre, Jean-Marie Gleize commente : « On ne peut pas dire que Ponge se soit assagi. (…) Une fois de plus l’écrivain manie l’explosif. Chacun détonera à son heure : un Savon, une Figue, un Pré, une Table… »791. La participation de Ponge aux revues littéraires les plus à l’avant-garde : Tel Quel, puis l’Ephémère et Digraphe, va également dans le sens d’une œuvre qui n’en finit pas de s’exposer au devenir. On peut reprendre à son propos la formule fameuse par laquelle Ponge définit le centre Beaubourg : « Moins donc un monument, que, s’il me faut inventer ce mot : un moviment » (EB, II, 908).

Notes
784.

A mentionner également, en dehors de ces deux catégories,la parution, en 1970, des Entretiens avec Philippe Sollers.

785.

J.M.Gleize, Lectures de Pièces, op. cit. p. 19.

786.

Voir l’analyse de J.M Gleize, dans Francis Ponge, op. cit. p. 203 : « Tous ceux qui, jusqu’en 1960, ne possédaient de Ponge que de fragiles recueils, (…) ou de luxueux volumes illustrés par des peintres célèbres, vont, en sept ans, voir s’aligner sur les rayons de leur bibliothèque les nombreux grands volumes de la collection blanche… (…) La nouvelle vague de jeunes lecteurs qui s’apprête à le découvrir dans la décennie suivante se fera d’emblée de lui l’image d’un auteur "important", tout à fait en mesure (…) de fournir des armes efficaces pour penser le nouveau ».

787.

Philippe Sollers, Francis Ponge, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1963, p. 13 et p. 58.

788.

Michel Collot, op. cit. p. 106.

789.

Les exemples pourraient être multipliés. Je renvoie pour cela à l’analyse des remaniements éditoriaux par J. M. Gleize et B. Veck, op. cit. pp. 70-71.

790.

J. M. Gleize, Lectures de Pièces, op. cit. p 17.

791.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. pp. 204 et 205.