B. Tension monument-moviment

C’est en effet la construction du centre Beaubourg, avec son architecture intérieure mobile et ses échafaudages apparents, qui donnera à Ponge, dans L’Ecrit Beaubourg l’occasion de forger le néologisme moviment. La description qu’il fait de ce bâtiment792 explique le choix du terme :

‘D’une part s’y trouve privilégiée la montre (l’ostentation) du travail, de la « pénibilité » de l’édification d’un édifice (…).
D’autre part, grande liberté est laissée à l’interprète, au lecteur, à l’aléatoire (cela est sensible dans le fait que, à chaque niveau, l’espace peut être modifié à volonté (…) par l’installation, la suppression, le déplacement de cloisons, etc..) Rien de définitif (…).
L’apparence extérieure de l’édifice n’est que l’ostentation de son échafaudage.
L’apparence intérieure : celle d’un espace aléatoire (NNR, II, 1284). ’

Cette description, qui est évidemment celle d’un texte autant que d’un bâtiment, souligne d’abord l’ostentation du travail (ce que Ponge propose lui-même, depuis longtemps, dans ses textes). Mais c’est ensuite la liberté du lecteur que le commentaire s’attache à souligner, avec une insistance sur l’« aléatoire ». Si le « moviment » est aléatoire 793, c’est dans la mesure où il fait la part de l’imprévisible (et s’oppose donc à la mainmise totale de l’auteur sur son texte). Or les événements imprévisibles correspondent le plus souvent à des interventions de la part d’autrui. On peut se demander si c’est pure coïncidence que le mot aléa, considéré comme d’origine inconnue, ressemble à alias, alibi, alienus, alius, alter 794… En tout état de cause, Ponge effectue ce rapprochement : s’il conçoit toute son œuvre comme aléatoire, c’est dans la mesure où il y ménage par avance la part d’intervention d’autrui.

Le terme moviment paraît tout indiqué pour qualifier rétrospectivement l’œuvre de Ponge, au moins à partir du tournant de La Rage de l’expression : il exprime sa valorisation de l’avancée plutôt que du résultat, son ouverture aux recommencements incessants, son refus du définitif et de l’absolu. Mais l’aspiration au monument est chez lui tout aussi présente, et le Malherbe vient de la réaffirmer avec insistance. L’œuvre se situe en fait dans une tension permanente entre monument et moviment. Jean-Marie Gleize et Bernard Veck soulignent, dans Actes ou Textes, « l’oscillation continuelle de Ponge entre ces deux pôles »795. La tendance monumentale de l’œuvre, lisible déjà dans « Notes pour un coquillage », est confirmée par le goût bien connu de Ponge pour les inscriptions à même la pierre, modèles d’un texte idéal. Cependant, rappellent les auteurs,

‘à côté de ce modèle fantasmatique (…), très tôt fonctionne le secondmodèle, celui du « moviment », ou texte aléatoire, indéfiniment modifiable. Dès les Proêmes le soupçon est porté sur le monument qui risque de ne gagner son indestructibilité qu’au prix d’un enkystement mortifère (…). (…) Dès lors, selon une très symbolique mutation, c’est le centre Beaubourg qui se substitue au Louvre, ou du moins le relativise, en en fournissant en quelque sorte une version critique796.’

Les deux aspirations s’expliquent l’une par l’autre, et aucune ne doit primer : si Ponge

‘éprouve la nécessité du « moviment », c’est parce qu’il a toujours rêvé, comme d’une limite idéale de son écriture, la monumentalité (tendre à la formule, au proverbe (…). Le sectateur de l’imperfection à outrance est un amoureux de la perfection et de la Beauté. (…) L’écriture en acte (…) est au cœur d’une contradiction interne, acceptée. Mais ce serait trop peu dire : voulue. 797

La prise en compte de l’étymologie ouvre également des perspectives interprétatives quant à la relation au lecteur. « Monument », par son étymon monumentum, « ce qui avertit, indique », est en effet issu de monere, dont le premier sens est « faire songer à quelque chose, faire souvenir ». Ce qui explique que Littré donne en premier lieu à « monument » le sens de « construction faite pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque personnage illustre, ou de quelque événement considérable ». En revanche, le néologisme moviment est créé, lui, sur movere, qui signifie au sens propre « mouvoir » et au sens figuré « mettre en mouvement, pousser, déterminer » puis « toucher » et « provoquer, faire naître ». Si l’on compare monere et movere, il apparaît d’un côté l’idée de rappeler une mémoire, d’instruire, de fixer ; de l’autre l’idée de mettre en mouvement (de « susciter » ?) . Il me semble ainsi que monument et moviment s’opposent au moins autant comme deux modes d’action sur le lecteur que comme deux conceptions de l’œuvre.

Pour en revenir à la stratégie éditoriale de Ponge à partir de 1961, il importe de noter l’homologie entre cette stratégie et la pratique même de l’écriture. Je m’appuie ici sur l’analyse faite par Jean-Marie Gleize et Bernard Veck :

‘L’observation principale ici est celle d’une homologie, chez Ponge, entre sa pratique d’écriture « en acte », écriture comme correction, sous les yeux du lecteur, et sa pratique éditoriale, sa conception du livre, du monument-livre, ou livre-absolu, tout aussi utopique que le monument-texte ou texte absolu, de sorte que ses gestes de publication ont le même statut « movimental » que telle suite acharnée de « notes » rassemblées en « carnet » dans tel ou tel de ses ouvrages publiés798. ’

Si l’oscillation entre monument et moviment y reste continuelle, on remarque en revanche dans la stratégie éditoriale de Ponge un processus évolutif : celui d’une systématisation de l’exhibition face au lecteur.

Notes
792.

Dans un texte appartenant au dossier de L’Ecrit Beaubourg : « Grand Hôtel de la rage de l’expression et des velléités réunies ».

793.

De aleatorius, « qui concerne le jeu », de alea, « jeu de dés, jeu de hasard ».

794.

L’existence d’une racine indo-européenne al, « autre » (à laquelle remontent alius et alter latins, comme allos grec) est en tout cas établie (voir Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit., article « autre »).

795.

J.M. Gleize et B. Veck, Francis Ponge, Actes ou Textes, op. cit. p. 67.

796.

Ibid., p. 68.

797.

J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 247.

798.

J.M. Gleize et B. Veck, Actes ou Textes, op. cit. p. 69.