Le Savon, en 1967

En publiant Le Savon, Ponge reproduit, dans le domaine poétique, la décision de sauter le pas qu’il avait prise dans le domaine critique avec Pour un Malherbe, deux ans plus tôt : il fait un livre d’un texte qui reste à l’état de chantier ou de dossier. En effet, lorsqu’il achève Le Savon, en 1964-65, il ne pratique pas une refonte de l’ensemble du travail mené entre 1942 et 1946, mais se contente d’y ajouter un préambule et des appendices, ainsi que de courts textes de présentation qui s’intercalent entre les différents états du texte, présentés dans l’ordre chronologique, c’est-à-dire comme autant d’étapes du travail, livrées de manière brute.

Cependant c’est bien comme un livre que Ponge tient à présenter ce dossier800 qui rassemble les textes les plus variés : poèmes en prose, développements narratifs, pièce de théâtre, journal, texte visuel… Les titres donnés aux différentes sections de l’ouvrage témoignent de cette intention : un « Début du livre » et une « Fin du livre » encadrent les sections centrales intitulées « LE SAVON » et « Appendices ». Les archives montrent801 qu’il s’agit de modifications survenues in extremis, portées par Ponge sur les épreuves elles-mêmes. Le titre de la partie initiale, « Au lecteur », a été ainsi barré et remplacé par « Début du livre ». Quant à l’ultime partie, « Fin du livre », elle a été ajoutée de la main de Ponge, après les « Appendices ». Cette décision tardive aboutit à proposer au lecteur un « livre » que sa table des matières rend plus qu’énigmatique : l’insistance insolite sur le mot « Livre » signale d’emblée un écart par rapport aux repères conventionnels ; les « Appendices » se trouvent mis sur le même plan que la section intitulée « Le Savon » ; enfin la « Fin du livre » ne correspond à aucune véritable partie mais seulement aux derniers mots de l’Appendice V. Si la fonction traditionnelle d’une table des matières est d’éclairer le lecteur sur la logique de l’ouvrage qu’il va lire, elle ne le renseigne ici que pour mieux l’égarer et surtout l’inviter à s’interroger sur cet objet livre qu’il tient entre les mains. Ponge semble mettre en pratique sa déclaration de 1951 : « Pourquoi est-ce bien, un livre ? Parce qu’(…) on peut s’y enfoncer à son aise, y faire ce qu’on veut » (PAT, 278). Autrement dit, la table des matières n’apporte aucun élément de compréhension quant au caractère composite de l’ouvrage. Elle invite le lecteur à exercer sa sagacité face au matériau qu’on lui présente tel quel, dans son déroulement chronologique.

Notes
800.

C’est même le seul de ses ouvrages que Ponge revendique comme « livre » : « Mes textes ne sont pas faits pour faire un livre, sauf quelques-uns comme Le Savon, mais sont faits pour faire un texte » (Ponge inventeur et classique (actes du colloque de Cerisy, 1975), coll. 10/18, U.G.E., 1977, p. 426).

801.

Voir la notice de Philippe Met sur Le Savon (OC II, 1503).