La Fabrique du Pré en 1971

Cette publication risque deux ruptures nouvelles : d’abord, pour la première fois, c’est après la publication du texte censément achevé qu’elle exhibe le travail préparatoire. « Le Pré » est en effet déjà publié depuis sept ans (il est paru dans le N° 18 de Tel Quel, en 1964) lorsque Ponge en propose la « Fabrique ». Par ce geste subversif, Ponge subvertit le rapport traditionnel de supériorité dans lequel s’établit le texte définitif vis-à-vis de ses avant-textes. Pour reprendre les termes de l’analyse de Bernard Veck,

‘il relativise l’importance du texte réputé achevé, et le réinscrit dans un mouvement sans fin, co-extensif à l’existence même du scripteur (….). Le texte « parfait », reconnu socialement comme tel, n’est qu’une combinaison – parmi d’autres – des élementa dont parle Lucrèce, appelée à se défaire, comme elle s’est formée, dans le flux continu de l’écriture802. ’

En outre Ponge se risque plus loin qu’il ne l’avait jamais fait – et plus loin du reste que quiconque avant lui – dans l’exhibition du travail de l’écriture, puisqu’il donne à voir tous les avant-textes : cette fois c’est vraiment l’édition de ses « brouillons » qu’il propose, et qu’il assume803. L’effervescence intellectuelle de l’époque est, il est vrai, propice à de telles expériences, comme Ponge le souligne dans son avant-propos :

‘S’il me faut une fois de plus – et parce que ces problèmes et le genre littéraire qu’ils ont suscité sont maintenant à la mode – mettre sur table804 les états successifs de mon travail d’écriture (…), je choisirai d’étaler mes notes sur le pré (FP, II, 425). ’

L’auteur a donné un moment à l’« étalage » en question le titre provisoire de « Carnet du pré »805 qui, en rappelant le « Carnet du Bois de pins », confirme qu’il s’agit du prolongement logique du processus inauguré en 1940. Le côté acharné de l’écriture, dépouillé de tous les « arrangements » qui caractérisent habituellement l’œuvre lorsqu’elle est proposée à la publication, apparaît ici de manière spectaculaire. L’aspect révolutionnaire et hautement risqué de ce geste est une contribution bien plus évidente au renouveau de la littérature que celle des théories littéraires qui se multiplient à l’époque, ainsi que le souligne Bernard Veck : ce geste « distingue la critique silencieuse de La Fabrique des discours et des débats les plus virulents (non suivis d’effets) sur l’authenticité de l’activité littéraire »806. En effet Ponge, tout en étant fidèle à son désir de rester à l’écart des débats théoriques,confirme ici qu’à ses yeux « dire signifie faire » et que l’expression doit valoir comme acte. En offrant au lecteur son travail tel quel, il risque un acte qui l’expose dangereusement et met en jeu son récent statut d’écrivain reconnu.

La place que tient l’écriture manuscrite dans l’ouvrage est significative à cet égard. Comme le signale Bernard Veck, La Fabrique du Pré se distingue des autres ouvrages de la collection (« Les Sentier de la création ») en ce que l’écriture manuscrite y est présente de façon beaucoup plus massive et essentielle : « il ne s’agira plus de parler de l’écriture, en agrémentant le propos de bribes manuscrites décoratives, mais de la donner à voir au travail, hors esthétique »807. L’enjeu est particulièrement important pour Ponge, qui a toujours manifesté le prix qu’il attachait à la mise en forme typographique de l’écriture, par laquelle celle-ci atteint un peu de la dignité propre à l’épigraphie. L’exhibition des manuscrits est en quelque sorte l’équivalent, à l’écrit, du « bafouillage » à l’oral.

Mais il me semble que la portée essentielle de ce geste réside dans le don fait au lecteur, en dépit des risques encourus. Sont donnés là au lecteurtous les moyens de comprendre ce qu’est l’écriture, ce qu’est l’engendrement du texte. Et ceci dans une intention elle-même engendrante de la part de l’auteur : il s’agit de susciter la création. L’auteur use de son autorité à des fins suscitatives (à la différence du soleil) :« Mais écrire, pourquoi ? pour produire (laisser) une trace (matérielle), pour matérialiser mon cheminement, afin qu’il puisse être suivi une autre fois, une seconde fois » (FP, II, 429). C’est peut-être en partie cette dimension qui explique l’enthousiasme avec lequel a été reçu l’ouvrage808.

Notes
802.

Notice sur La Fabrique du Pré, OC II, pp. 1520-1521.

803.

En 1943, à propos des textes de La Rage, il écrivait à Paulhan : « je ne suis pas tellement sûr enfin qu’il ne s’agisse que de brouillons » (Corr.I, 290, p. 301).

804.

L’expression file la métaphore « jouer cartes sur table » qui est sous-jacente à l’ensemble du processus de dévoilement.

805.

Voir la notice de Bernard Veck sur La Fabrique du Pré, OC II, p. 1518.

806.

Ibid. p. 1520.

807.

Ibid. p. 1519.

808.

De très nombreux écrivains ont exprimé à Ponge leur admiration et leurs remerciements, parmi lesquels Barthes, Du Bouchet, Derrida, Jacottet, Lacan, Maldiney, Malraux, Sarraute (voir ibid. pp. 1521-1522). La presse et les revues littéraires s’en sont fait rapidement l’écho. La Fabrique a inspiré de nombreuses études, notamment dans le domaine de la critique génétique.