Comment une figue de paroles et pourquoi, en 1977.

Cette fois le processus d’exhibition connaît son étape ultime, puisque sont confiés au lecteur non seulement les avant-textes mais l’intégralité des brouillons, sans aucune restriction. Selon l’expression de Jean-Marie Gleize, « La Figue devient donc avec ce livre un des manifestes de Ponge pour une poétique de l’ostentation »809. Ce choix, qui implique une quantité de redites a un caractère provocant, ce dont Ponge se montre parfaitement conscient dans son « Avant-propos », où il affirme, devançant les critiques :

‘j’ai résolu d’exposer, une bonne fois, à longueur de pages, et, cette fois, sans la moindre retenue, tout le grand nombre de feuillets qu’il m’avait fallu gâter pour mener à son achèvement (…) un texte édicté, « ordonné » (CFP, II, 761). ’

Si l’on se souvient que édicter signifie « ordonner par édit » (Littré) – ce qui renvoie à la magistrature évoquée dans le Malherbe –, on mesure quel grand écart Ponge accepte d’accomplir en produisant son œuvre à la fois sous la forme édictée et sous la forme du travail acharné, sans cesse recommencé, qui lui a donné naissance. Un des intérêts de cette exhibition est de faire mesurer le caractère ahurissant de la quantité de travail fournie pour en arriver au texte publié : peut-être le lecteur n’avait-il jamais eu, avant 1977, l’occasion de soupçonner l’immensité compulsionnelle du labeur auquel se livrait Ponge, non seulement sur le choix des mots du texte, mais sur sa mise en espace (qui donne lieu à d’impressionnantes variations).

Le caractère radical de l’entreprise est encore souligné par Ponge dans son entretien de 1978 avec Jean Ristat, « L’art de la figue ». A la question de la différence avec la Fabrique du Pré, Ponge répond :

‘cette fois, je l’ai fait sans la moindre retenue au sens plein du terme : je n’ai rien retenu. Dans La Fabrique du Pré, il y avait eu un choix fait, d’accord avec moi, par Gaëtan Picon. Il n’avait donné qu’environ les deux tiers. (…) Alors, cette fois-ci, j’ai voulu que tout y soit. Il n’y a pas la moindre retenue, et c’est au sens moral aussi qu’il faut l’entendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de respect humain. Je donne tout, quitte à être particulièrement fastidieux810. ’

Cela soulève la possibilité d’une critique taxant l’auteur d’exhibitionnisme, ce que Ponge commente ainsi :

‘il est évidemment, un peu, si l’on veut, contre nature, un peu comme je le dis de l’exhibitionnisme, de montrer tout ; (…) Si j’ai choisi de faire ça à propos de La Figue, c’est en raison du succès qu’elle avait eu, (…) c’était parce que cette Figue finalement, avait été bien reçue (…). (…) ça peut être considéré comme de l’exhibitionnisme, mais c’est un exhibitionnisme utile. C’est évidemment un livre didactique811. ’

Il est intéressant de constater que la prise en compte du lecteur a été là, une fois de plus, déterminante, dictant le choix du texte à dévoiler sous sa forme de fabrique. Ponge a choisi un texte qui avait été vraiment « reçu », et pouvait donc faire l’objet d’un intérêt du lecteur quant à son engendrement.

Mais revenant à la manière dont Ponge commente son geste au sein même de l’ouvrage, dans son avant-propos, je voudrais m’arrêter sur l’un des mots qu’il emploie, parce qu’il me semble très chargé de sens : celui de « livraison ». L’une des raisons qu’il invoque à l’appui de la publication de Comment une figue de paroles et pourquoi est qu’il se dit désormais « convaincu » de « l’intérêt manifesté par certains aux livraisons (à proprement parler) de cette sorte » (CFP, II, 761). Ce mot « livraison » me semble offrir une clé capable d’éclairer, dans ses enjeux, le phénomène d’ostentation qui vient de connaître son étape ultime.

Notes
809.

Dans la préface de son édition de Comment une figue de paroles et pourquoi, GF Flammarion, 1997,p. 12.

810.

Entretien paru dans Digraphe n° 14, avril 1978, et reproduit dans l’édition de Comment une figue de paroles et pourquoi citée ci-dessus, p. 275.

811.

Ibid., p. 288.