Des « livraisons » progressives 

C’est toute la palette des significations du mot qui est ici convoquée, ce mot dont Ponge souligne du reste l’importance en l’écrivant en italique. Il renvoie d’abord à son acception en tant que terme de librairie, une « livraison » étant, comme le rappelle Littré, une « partie d’un ouvrage, publié par fascicules qui paraissent successivement à des termes plus ou moins rapprochés ». La référence à un texte paraissant par publications successives souligne le fait que la fabrique est une « partie » de ce texte, au même titre que les différentes parties dont il se compose sous sa forme achevée.

Cependant le mot « livraison », saturé ici de sens, renvoie aussi à l’action de « se livrer », donc au fait de se mettre au pouvoir d’autrui. Avec une notion sous-jacente de danger (se livrer à la justice, à ses ennemis), mais aussi d’abandon (« se remettre à, se confier à », et « au figuré s'abandonner à », dit Littré), et finalement, tout simplement, de communication (« se livrer », employé absolument, signifie « être communicatif », rappelle encore Littré). Ce qui donc est valorisé par Ponge, c’est l’ouverture manifestée au lecteur, le don sans restriction qui lui est fait, avec l’abandon à son égard que ce don manifeste, dans l’acceptation des risques que comporte toute situation où l’on s’expose.

Mais à l’horizon de cet acte, on trouve la notion de délivrance et celle de liberté. L’étymon de « livrer » est en effet liberare, « rendre libre ». L’évolution sémantique du mot, quelque peu surprenante, est du reste commentée par Littré : « "L'idée moderne, dit Scheler, se déduit naturellement du sens classique : affranchir, détacher une chose ou la laisser partir, la livrer, ne plus la retenir sont des idées qui se tiennent." Cela est très juste ». Le fait qu’aux yeux de Ponge la livraison intégrale de l’œuvre soit libératrice est en relation avec la notion de « détachement » nécessaire par rapport à l’œuvre, qu’il a depuis longtemps soulignée812. Il faut laisser partir l’œuvre.Ne plus rien en retenir, la livrer « sans la moindre retenue » est un acte libérateur.On mesure le chemin parcouru depuis la conception initiale d’une parole censée « garder ».Le geste de « se livrer », rendu possible par tout le parcours qui a précédé, n’est toutefois sans doute pas étranger non plus à la proximité de la mort. Il tient du legs accompli au moment de disparaître.En tout état de cause, il témoigne d’une confiance considérable. Il est alors d’autant plus étonnant de constater la distance que Ponge aura toujours gardée, au sein même de la confiance, avec l’action de se livrer au sens de « répandre ses sentiments, les exhiber ». S’il se livre « sans la moindre retenue », l’expression n’a sous sa plume qu’une extension bien précise, limitée à la sphère de l’engendrement du texte. On imagine difficilement plus de retenue et de pudeur en même temps que de radicalité dans l’acte de « se livrer »…

Il paraît enfin significatif que dans le mot « livraison » celui de « livre » soit présent de manière sous-jacente, même si l’étymologie de livre n’est pas celle de livrer. La manière propre à Ponge de « livrer » tout son travail, c’est aussi d’accepter d’en faire un livre, malgré le paradoxe qu’un tel livre représente.

Pour conclure sur la stratégie de dévoilement mise en œuvre par Ponge pendant toute cette période, il faut mentionner la valeur documentaire que revêtent les textes qu’il publie, et le sens que Ponge attribue à la notion de « document ». Dès 1950, il notait :

‘Si, depuis un certain temps, j’ai pris l’habitude de dater en tête chacun de mes manuscrits, (…) c’est (…) que je les considère tous, d’abord, sans exception, comme des documents, et je veux pouvoir, si je ne parviens pas à en tirer une œuvre « définitive » (…), les conserver par-devers moi (ou même les publier) dans leur ordre chronologique exact (NIO, II 984). ’

Le fait que Ponge associe immédiatement la notion de document à celle d’ordre chronologique est révélateur de l’importance que prend dans son œuvre – et cela de plus en plus nettement – l’inscription du temps. La restitution, sans tricherie, du déroulement temporel est garante de la valeur documentaire. Jean-Marie Gleize et Bernard Veck soulignent la dimension de « chrono-graphie » à l’œuvre dans l’écriture de Ponge. Ils suggèrent que Le Livre pongien, celui qui est à l’horizon de toutes les publications successives,

‘pourrait se concevoir comme la restitution de l’ordre chronologique de tous les textes et fragments. Ecriture du temps, écriture dans le temps, écriture d’un sujet dans l’histoire (…). En sorte que pour penser précisément le livre pongien, il faut compléter le couple notionnel monument-moviment, par la notion de « document »813. ’

Pour cerner la valeur que Ponge attribue à la qualité de « document », il n’est pas inutile de se reporter à l’étymologie du mot. Littré rappelle que l’étymon documentum dérive de docere, « enseigner ». Mais il me semble que la dimension didactique du terme est moins prégnante chez Ponge que celle, plus suscitative, qu’avait le documentum latin qui, plus qu’un simple enseignement, désigne un exemple, un modèle, une démonstration. En présentant au lecteur les états successifs de ses textes, ce ne sont pas des documents au sens de pièces de dossier pour l’étude critique que Ponge lui propose, mais des exemples incitatifs, susceptibles d’éclairer de manière inédite le processus de la création, et ainsi, en le rendant plus familier au lecteur, d’encourager ses propres aspirations créatrices. Si l’intention pédagogique est bel et bien présente chez Ponge, elle n’est à aucun moment pensable sans la dimension incitative.

Le Savon, sous sa forme définitive, en témoignera à sa façon.

Notes
812.

« Il me manque seulement d’avoir décidé quel gauchissement donner à mon œuvre pour la détacher de moi », écrit Ponge dans une lettre à Paulhan de 1941 (Corr. I,249, p. 255).

813.

J. M. Gleize et B. Veck, Actes ou Textes, op. cit, p. 73.