A. Une deuxième « Tentative orale », particulièrement acrobatique

« Mesdames et Messieurs » : pour ouvrir son préambule, Ponge emploie exactement la même adresse initiale que dans la « Tentative orale ». Et, comme il l’avait fait en 1947 devant son auditoire de Bruxelles, il reprend par deux fois cette adresse initiale, dans un simulacre de deuxième puis de troisième recommencement du discours :

‘Mesdames et Messieurs, quand me fut proposé d’écrire pour vous quelque texte, une idée aussitôt me vint (…). (…)
Mesdames et Messieurs, voici donc les premières notes, que j’ai jetées sur le papier en avril 1942 (S, II, 360 et 361).’

L’effet d’écho à la « Tentative » se renforce encore du réemploi mot à mot de la formule « vous écoutant, moi parlant » (M, I, 359) qui, en 1947, dressait le constat initial de la répartition des rôles : « nous allons avancer (…) ensemble : vous écoutant, moi parlant » (S, II, 359).

Cependant, les modifications qu’introduit Ponge dans ce constat initial signalent la différence d’enjeu entre cette « Tentative bis » et son modèle. « C’en est fait, nous voici enfermés les uns avec les autres dans cette petite salle », constatait Ponge en 1947. Ce qui devient en 1964 : « Nous allons avancer , nous avançons déjà, ensemble  ; vous écoutant, moi parlant ; embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau » (S, II, 359, je souligne). L’enfermement a fait place à un embarquement, donc à une promesse de destination. Maintenant il s’agit, tous « embarqués », d’« avancer » ensemble vers un but. La notion d’enfermement n’est pas absente du mot « embarqué »815, mais l’accent est mis sur la raison qu’il y a à être ainsi réunis en un même espace (espace purement virtuel, remarquons-le, dans Le Savon, à la différence de la « Tentative »). Si en 1947, l’enjeu essentiel était d’établir le contact, en triomphant des dangers de la confrontation, cette « seconde Tentative orale » insiste sur la finalité de ce contact. L’entrée dans un espace partagé est présenté comme une implication de part et d’autre, presque un engagement dans une même cause. Depuis l’espace partagé de « La Promenade dans nos serres », un des enjeux majeurs de l’œuvre de Ponge est de parvenir à circonscrire un lieu commun. Or cette tentative est particulièrement acrobatique ici.

En effet la situation de communication est profondément différente de celle qui présidait à la « Tentative orale », et elle semble cumuler les difficultés. La lecture radiophonique du Savon, qui n’est pas une mise en présence de l’orateur et du public, n’est pas même une véritable prise de parole. Il s’agit en effet de confier un texte à la voix d’un speaker allemand qui le lira à la radio. La communication orale est censée s’établir in absentia, en l’absence du contexte qui la fonde, c’est-à-dire la mise en présence du corps parlant, ou au moins de sa voix, avec les auditeurs. Cette situation singulière est déjà créée d’emblée par la nature du support radio : la voix est transmise sans le corps. Mais elle est redoublée du fait que ce n’est pas même la voix de Ponge que l’on entendra, mais celle du speaker allemand, et plus encore, pas même son texte écrit en français, mais une traduction allemande :

‘Vous entendez en ce moment (…) la lecture de la traduction en allemand d’un textes, originellement écrit en français…
Ecrit donc, non par moi, speaker allemand, dont vous entendez la voix… mais par l’auteur français, qui vous parle par ma voix (ibid., 359).’

Les fondements de la relation avec le lecteur, tels que les définissait le « nouveau cogito » du Malherbe font totalement défaut ici : non seulement il manque l’espace commun de la page, mais surtout il manque celui d’une langue partagée. Aucune preuve, dans ce contexte, « que le langage français fonctionne encore, que l’accord sur ces signes continue » (PM, II, 175). La recherche d’un « lieu commun » paraît un défi presque insurmontable puisque ni l’espace de la page écrite ni l’espace partagé physiquement, ni celui d’une langue commune ne peuvent ici être convoqués, et que la voix même du locuteur est absente.

La réalisation radiophonique du Savon confronte donc Ponge à un nouveau défi de taille : prendre la parole en-dehors des conditions matérielles qui la fondent, à l’oral comme à l’écrit. Il devra la faire exister, le temps d’une émission, dans sa dimension orale, sans disposer d’aucun des moyens non verbaux habituellement mobilisés pour cela. Tout doit être dans le texte : il doit fournir lui-même le dispositif complet, faire sa place à l’actualisation de la parole (et Ponge ne se contentera pas pour cela d’un procédé tout prêt, comme par exemple un infléchissement du texte dans le sens d’une tournure orale), mettre en place une adresse dans le cadre de ce que Vincent Kaufmann a appelé une « fiction d’écoute »816 L’une des grandes difficultés à établir la dimension orale de la communication vient de ce que l’auteur est dans l’impossibilité de contrôler l’attention de l’auditoire, comme le permet généralement la communication orale. En somme, le canal radiophonique lui impose une communication orale dépourvue de son principal avantage, c’est-à-dire la possibilité à tout moment de tenir compte des réactions du public pour y adapter son discours (ce qu’on appelle le « feed-back »). C’est vraiment un sommet de la difficulté dans l’adresse, que ce Savon -radio :

‘Je suis assis, moi, à ma table, en France, dans ma maison. Tandis que vous, Dieu sait où vous êtes. (…) vous le savez mieux que moi. Vous savez aussi si vous écoutez ou si vous entendez seulement, vaquant peut-être à vos occupations, à l’intérieur de votre appartement, et, peut-être, même, poursuivant quelque conversation… (ibid., 359-360). ’

La difficulté est encore plus nettement désignée dans la variante du préambule reproduite dans l’Appendice I :

‘peut-être même poursuivez-vous quelque conversation… Et il me faudrait le savoir – boum ! – pour élever davantage la voix, vous faire sursauter – boum ! – , pour m’imposer à votre attention, vous obliger à une attention plus recueillie, plus sérieuse… (ibid., 407).’

Ce boum ! intempestif (qui figure également dans le préambule « officiel ») vient symboliser une dernière difficulté de la verbalisation radiophonique du Savon, celle qui consiste à faire passer à l’oral non une improvisation, mais un texte écrit. Le bruit est en effet produit par le volumineux dossier écrit du Savon, que l’auteur, à intervalles réguliers, soulève pour le laisser pesamment retomber. Il fait intervenir ce boum ! dès l’ouverture du préambule, comme une perturbation de la communication, un bruit qui s’oppose à la parole, et qui lui sert à établir la différence entre entendre et écouter : « Mesdames et Messieurs, / Peut-être allez-vous écouter… Vous avez en tout cas commencé à entendre… BOUM ! (Ecoutez-vous ?) » (ibid., 359). La nature de ce bruit n’est expliquée aux auditeurs qu’un peu plus tard : 

‘(…) sur cette table, à ma gauche, un dossier.
Le dossier de mes notes pour cet ouvrage, le volumineux dossier de mes notes… depuis vingt-trois ans !
Mais tenez ! Achtung ! Attention !
Ecoutez le bruit dudit dossier que je viens de saisir, que je soulève à présent, et que je vais, à l’intention de vos oreilles, laisser retomber sur ma table…
(Bruit.)
Vous avez entendu ?
Eh bien, maintenant, ce dossier, je vais l’ouvrir (ibid., 360). ’

Le préambule met ainsi en scène, avec insistance, la pesanteur du dossier écrit (pesanteur physique et pesanteur symbolique de la peine et du temps qu’il a coûtés). Or tout l’enjeu de l’achèvement du Savon sera de se libérer de cette pesanteur, et de rendre définitivement impossible la « retombée » du dossier écrit. Il s’agit de parvenir, par la médiation de l’oral, à une propulsion définitive de ce dossier, enfin devenu texte. Car, il ne faut pas l’oublier, l’achèvement du Savon est double : il s’accomplit par sa lecture radiophonique puis il devient un livre, publié en 1967. C’est pourquoi il me faut maintenant m’intéresser de près au bref avant-propos que Ponge intitule « Début du livre » et fait figurer en tête de l’édition de 1967.

Notes
815.

Littré signale que « embarquer » quelqu’un signifie « le mettre dans une affaire » « par une métaphore prise de l’homme qui, une fois en mer, ne peut plus quitter le navire».

816.

V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses, op. cit., p. 137.