B. La parole comme décollage et l’objeu comme mise en orbite

C’est par la métaphore de la fusée, présente dans l’incipit et dans l’excipit de l’ouvrage, que Ponge parvient à configurer la tension oral-écrit, et à en faire une véritable dynamique. Dans son avant-propos, « Début du livre », il reprend et amplifie le motif de l’embarquement, dont il avait usé dans le préambule mais cet embarquement devient décollage à bord d’une fusée :

‘Le lecteur, d’emblée, soit prié (il comprendra très vite pourquoi) – nous voulons dire : pour le décollage – de se doter, par l’imagination, d’oreilles allemandes.
Et qu’il en use encore, de loin en loin, chaque fois (…) que nous aborderons quelque perturbation destinée plutôt à l’écoute  : ces passages à ses yeux se rencontrant toujours (…) en italiques.
Dès que notre SAVON aura été placé sur orbite, toute sujétion de cet ordre cessera (ibid., 357, je souligne). ’

Les deux dimensions, orale et écrite, de la parole sont convoquées d’emblée, par la mention simultanée des « oreilles » et des « yeux » du destinataire. C’est qu’en effet le lecteur est invité à tenir compte, et tout particulièrement dans les premiers instants, de la forme orale sous laquelle le texte s’est d’abord réalisé. Le « décollage » (oral) du texte est indispensable à la réussite de sa « mise en orbite » (écrite)817. On entend dans ces expressions l’écho des notions récemment élaborées par Ponge : la mise en orbite du texte correspond à son fonctionnement d’objeu ; le décollage, lui, rappelle, en le radicalisant, le désir d’« enlèvement rapide du lecteur » qu’évoquait la fin du Malherbe. On note cependant qu’ici le lecteur n’est pas le seul à être ainsi « enlevé » : c’est l’ensemble du dispositif, locuteur, destinataire, message qui va être enlevé de terre jusqu’à parvenir en orbite. Par ailleurs le « décollage » est à rapprocher du « détachement », si souvent souhaité. Faire décoller le texte, c’est aussi le décoller de soi818.

Le mot « perturbation » n’est pas moins significatif Le Littré indique qu’il est d’abord un terme d’astronomie, désignant un « dérangement dans les mouvements des corps célestes », avant de signifier « un trouble, une émotion à l’occasion de quelque mouvement dans le corps ». « Orbite » au contraire (le but visé étant la « mise en orbite » du texte), désigne en astronomie « le chemin que décrit une planète par son mouvement propre » (je souligne). On reconnaît là l’objeu, tel qu’il est défini dans « Le Soleil » comme fonctionnement autonome du texte, référence qu’actualise encore le contexte métaphorique cosmique. Ponge précise en outre que les « perturbations » concerneront « l’écoute », par conséquent la dimension orale du texte. C’est qu’en effet le « décollage » d’un texte, à la façon d’une fusée, et sa traversée de l’atmosphère constituent bien un moment de perturbation au sens où ils « dérangent » les lois de la gravitation, et où ils intéressent le corps du locuteur comme des destinataires. C’est une « mise en désordre » provisoire ( perturbatio, « trouble, agitation, désordre ») mais absolument nécessaire car le texte ne pourra être mis en orbite qu’à condition de parvenir d’abord à s’arracher au sol. Voici ce qu’en dit Ponge dans les Entretiens avec Philippe Sollers :

‘Il s’agit, à ces moments-là, dans le texte, des passages qui correspondent à ce que j’ai dû écrire pour qu’ils soient proférés à la Radio, et qui interrompent les notes faites pour être lues, tout à fait comme le feraient des perturbations, des turbulences nuageuses (EPS, 185). ’

Dans ce verbe proférer qu’emploie Ponge, il y a ferre, « porter ». C’est-à-dire qu’à ces moments la parole doit être de nouveau « portée » par le corps et la voix de quelqu’un. Qu’elle a besoin de ce vecteur. Alors que quand le texte est vraiment écrit, il tient tout seul, n’a plus besoin de son auteur, peut se passer de ce corps qui l’a d’abord porté.

Le commentaire du « décollage » donné par Ponge dans les mêmes Entretiens met l’accent sur cette implication du corps :

‘Les oreilles allemandes dont je prie qu’on veuille s’affubler, eh bien ! c’est un peu comme un casque, ou comme cette ceinture qu’on est obligé de mettre, ou quelque masque d’oxygène ; enfin, il s’agit de s’en affubler pour le décollage (EPS, 184-185). ’

Le départ du texte s’inscrit dans le corps, aussi bien celui de l’auteur que du lecteur. L’avion, c’est en somme le symbole ici de la condition humaine : tous les humains y sont soumis aux mêmes contraintes, physiques et atmosphériques… Seule une prise en compte de ces conditions peut permettre un décollage réussi. Faire décoller le texte, on l’a vu, c’est aussi le décoller de soi. Mais pour y parvenir, il faut d’abord avoir pris la pleine mesure de son enracinement interne, il faut l’avoir fait naître, sous forme de parole, dans cette intériorité physique, dans une poussée venue du plus profond. Ensuite seulement cela deviendra texte. (Sans doute la proximité de Tel Quel, à cette époque, conduit-elle à une valorisation de cette notion de « texte »). La parole ne peut émaner que d’un sujet : peut-être est-ce là un des sens de cette « sujétion » qu’évoque Ponge, ( qui cessera, dit-il, « dès que notre SAVON aura été placé sur orbite. »). Le mot renvoie à l’action de « mettre sous » (sub-jectio). Le sujet (subjectus) est ainsi celui qui est « placé sous », donc soumis, assujetti. L’enjeu est en somme de passer du stade de sujet ainsi défini à celui de sujet au sens moderne, c’est-à-dire sujet libre, sujet de sa parole. Avec le mot « sujétion », Ponge place à l’arrière-plan du texte la thématique du « Soleil ». Il faut noter encore que la sujétion provisoire annoncée par Ponge concerne à la fois le texte, qui n’a pas encore trouvé son mouvement propre, et le lecteur, qui doit s’adapter aux perturbations. La libération du texte sera aussi celle du lecteur.

Cependant cette libération suppose le passage préalable par la sujétion. La nécessité de s’adapter aux nécessités propres à l’oral est contrainte libératrice. C’est grâce à elle que Le Savon pourra enfin aboutir, comme le souligne l’Appendice I :

‘Et comment donc, Mesdames et Messieurs, puis-je espérer, aujourd’hui et par la parole, faire aboutir un ouvrage conçu dans le passé, abandonné depuis fort longtemps et qui avait été travaillé pour être lu ? (…) C’est (…) que le fait de m’adresser par la parole à des personnes (…) que j’imagine aujourd’hui et à cette heure même corporellement vivantes et rassemblées sinon dans l’espace du moins dans le temps pour l’audition de mon texte (…) – le fait donc de m’adresser oralement à un public de cette sorte m’oblige à en terminer dans un délai relativement bref – je parle aussi bien du délai d’achèvement de mon ouvrage et du temps de sa prononciation, donc de son étendue (S, II, 408-409). ’

La contrainte de l’oral a pour effet de réintégrer par force la dimension temporelle. La fiction d’être embarqués ensemble, rassemblés en un même lieu, repose en effet sur le partage d’un temps, non celui d’un espace. L’espace n’est évoqué que comme conversion métaphorique du temps en termes spatiaux. C’est donc une fois encore la prise en compte du temps, qui donne la solution. C’est la contrainte du temps, la spécifiquement humaine contrainte du temps, qui libère.

Mais Ponge évoque aussitôt une deuxième contrainte de l’oral, tout aussi libératrice :

‘[la communication orale] d’autre part, m’oblige à délier en quelque façon mes expressions, car tout devant s’effacer pour l’oreille au fur et à mesure de la diction, je ne puis employer des expressions trop denses (qui impliqueraient de pouvoir être relues plusieurs fois, ou qu’on s’y attarde un assez long temps) (ibid., 409). ’

Cette remarque est essentielle, au sens où elle évoque, par le biais de la formule « expressions trop denses », l’idéal oraculaire, observant implicitement qu’il ne serait pas de mise dans le contexte. Ce sera une chance, pour achever Le Savon, d’être obligé de renoncer à l’idéal oraculaire. Cependant il s’agira tout de même, malgré ce renoncement, d’aboutir in fine à un texte placé en orbite et qui fonctionne. Cela signifie donc que l’objeu peut très bien se réaliser en-dehors de l’idéal oraculaire819. D’une certaine façon, l’objeu serait une libération par rapport à l’oraculaire, un mode de fonctionnement et de signification qui autorise beaucoup plus de jeu.

Le thème de la mise en orbite est repris et bouclé à la fin de l’Appendice V, juste avant les mots « FIN DU LIVRE ». C’est ce dispositif d’ensemble qui donne son sens à la parole et qui met en place une configuration où elle trouve, par rapport à la mise en orbite, son rôle spécifique. Il me faut donc observer de près ce passage final.

Notes
817.

Comme l’indique une note de B. Veck, Ponge avait déjà envisagé le titre « La parole placée sur en orbite », pour des extraits de Pour un Malherbe à paraître dans Tel Quel. En témoigne le brouillon, conservé dans les archives familiales, d’une lettre à Ph. Sollers en date du 12 mars 1963 (OC II, p. 1517, note 6).

818.

De plus, derrière « décollage » il y a peut-être « décollation », c’est-à-dire la séparation, le détachement le plus radical – qui implique la mort de l’auteur. Dans les Entretiens avec Philippe Sollers, Ponge dit du Savon qu’il l’a « achevé, enfin, si on veut, même au sens d’exécuter, (…) aux deux sens du mot, c’est-à-dire exécuter comme on exécute quelqu’un par la guillotine, par les fusils, et d’autre part, exécuter, enfin achever comme on achève un texte, comme on le termine » (EPS, 183).

819.

C’était déjà plus ou moins le cas dans la « Tentative orale », où c’était dans la succession des énoncés que se jouait l’aptitude à fonctionner, non dans la forme de chacun d’entre eux, considéré isolément.)