C. Parole et propulsion

Juste après une adresse au lecteur (« ta lecture (comme elle mord sa queue en ces dernières lignes) ») qui répond à l’adresse initiale, intervient, dans l’Appendice V, le constat de la mise en orbite :

‘Voilà donc ce livre bouclé ; notre toupie lancée ; notre SAVON en orbite.
(Et tous lesétages ou chapitres successifs mis à feu pour sa lancée peuvent bien, déjà, être retombés dans l’atmosphère, lieu commun de l’oubli, comme il fut celui du projet.)
Son sort ne dépend plus que de la nature matérielle dont ces signes et leur support font partie (ibid., 416). ’

Trois mots viennent souligner que le texte a atteint l’espace où il peut tourner : « bouclé » qui souligne l’effet de dispositif existant entre le début et la fin du livre ; « toupie », qui n’est pas par hasard le même mot que dans « Le Soleil » ; enfin « orbite » (de orbis, roue, cercle). Cependant l’évocation de la traversée préalable de l’« atmosphère » est essentielle. L’atmosphère, c’est proprement le lieu de la « vapeur » (atmos), c’est-à-dire, dans le dictionnaire pongien, le lieu de la parole : « O hommes ! (…) Vous n’avez pour demeure que la vapeur commune de votre véritable sang : les paroles » (PR, I, 196) écrivait Ponge en 1929 dans « Des raisons d’écrire ». L’atmosphère était, dans le même texte, le lieu de la « suie des paroles » qui sans cesse retombait, se redéposant en salissure sur le monde. Désormais les paroles ne retombent plus. Leur force ascensionnelle est telle qu’elles s’établissent, définitivement, à un niveau supérieur. Le texte, lorsqu’il fonctionne selon l’objeu, signale le succès du lancement par la parole.

C’est avec l’achèvement du Savon que parvient à se mettre vraiment en place une conception métaphorique du texte et de la parole, en termes d’espace, et cette fois non pas espace architectural (comme dans le Malherbe ) mais espace d’installation dans le cosmos, après traversée de l’atmosphère. La métaphore de la fusée, qui permet le passage extrêmement rapide à un niveau spatial supérieur, rend compte de cette nouvelle conception.Cependant l’atmosphère, ce lieu de la vapeur des paroles, est la condition de propulsion de la fusée. C’est, dit Ponge, le lieu de son « projet ». Le contexte métaphorique du lancement d’une fusée invite à lire le mot dans son sens étymologique de « projection, action de jeter vers l’avant », cet avant étant ici l’avenir qui, hors de l’atmosphère, est aussi hors de portée de « l’oubli » (dont elle est le « lieu commun »). Ainsi la projection vers l’avenir (hors de portée de l’oubli) double-t-elle l’action de lancer vers le haut. Les composantes du temps et de l’espace sont toutes deux présentes. Il s’agit d’échapper à la loi de la retombée, à la fois dans l’espace et dans le temps. Or tout le préambule mettait précisément en scène la pesanteur du dossier du Savon, qui sans cesse retombait avec un « boum » insistant aux oreilles de l’auditeur.

La même référence simultanée au temps et à l’espace apparaît dans l’emploi du mot « étages » pour parler des « chapitres successifs mis à feu pour [l]a lancée » du Savon.« Etage » et « état » sont deux variantes issues d’un même mot (stare). Les différents étages du texte, ce sont ses états successifs, mais assortis d’un dynamisme nouveau. « Etage » est ici en effet employé dans son sens astronautique. Il fait du texte un dispositif ascensionnel. Il permet d’opposer à la vieille loi solaire celle, due à l’inventivité humaine, de la fusée spatiale. Chaque étage de la fusée comporte un moteur et assume certaines fonctions pendant une phase donnée du vol. L’ensemble constitue un dispositif qui entre en action dans le temps, au fur et à mesure de la traversée de l’espace. La parole, souvent conçue par Ponge comme demeure, devient essentiellement énergie propulsive.

La parole (ou l’atmosphère, qui en est le lieu) est ce qui permet la propulsion du texte. Ponge s’en explique dans ce passage des Entretiens où il revient sur le moment du placement sur orbite, qui est celui où « le texte aura lieu » : « C’est évidemment par l’écriture, par le fait que le Savon aura été écrit, qu'il aura trouvé son régime de croisière, dans un monde qui ne participe plus de l'atmosphère » (EPS, 185). Citant le passage final du livre, Ponge le commente alors ainsi :

‘Qu’est-ce que c’est que l’atmosphère ? C’est le lieu de la parole, c’est le lieu du souffle, de la respiration, tandis qu’on se trouve en état d’apesanteur, si vous voulez, au moment où on lit. Le Savon est en orbite dans sa forme écrite et il ne dépend plus, somme toute, de l’atmosphère, c’est-à-dire de la parole. L’accent est mis là sur la différence entre l’écriture et la parole. Il y est mis à chaque instant dans mon texte. C’est seulement la mise en orbite du texte par son écriture qui permet de transcender la parole comme souffle, etc. (EPS, 186). ’

Ces explications fournissent des renseignements essentiels sur la manière dont Ponge, à la fin de son œuvre, conçoit la parole. Elles pourraient passer pour une valorisation définitive de la forme écrite, celle qui selon Ponge « ne dépend plus de l’atmosphère, c’est-à-dire de la parole ». Mais ce serait négliger que la parole est seule à pouvoir fournir l’énergie propulsive. C’est bien dans l’atmosphère (dans le souffle) que se produit le lancement. C’est là et uniquement là que peut se situer le départ du projet. Ce qui rappelle la manière dont Ponge entend le mot « subjectivité » :

‘Cette hardiesse, c’est ma subjectivité (ceci dit en insistant sur le sub (ce qui me pousse du fond, du dessous de moi : de mon corps) et sur le jectif (qui est dans subjectivité) : il s’agit d’un jet : d’une projection, de projectiles (FP, II, 429). ’

On est très proche là du thème – développé dans le Malherbe – de la parole comme incarnation, comme traversée d’une « complexion » par la langue. Dans les deux cas, il y a enracinement dans le spécifiquement humain, dans le contingent, dans le particulier, et c’est seulement ainsi qu’un accès à un niveau supérieur devient possible. Du reste Ponge effectue implicitement le rapprochement, à la fin des Entretiens, passant directement, du thème du lancement de la fusée à celui de la parole qui « passe à travers la complexion de quelqu’un » et produit « de la lumière » (EPS, 191-192). Peut-être faut-il voir dans cet achèvement du Savon le sommet de la courbe ascendante de la parole. D’autant plus que c’est sur la parole ainsi conçue et sur le lecteur qui, faisant « acte de commutation », rend visible la lumière produite, et accède à l’objoie que Ponge clôt les Entretiens avec Philippe Sollers :

‘c’est seulement dans la mesure où le lecteur lira vraiment (…), qu’il fera, si vous voulez, acte de commutation, comme on parle d’un commutateur, qu’il ouvrira la lumière, enfin qu’il tournera le bouton et qu’il recevra la lumière. (…) ; et il lui est demandé un acte.
Un acte (…) qui comporte le risque de se révolutionner soi-même, seule chance d’accéder physiquement (matériellement, puis-je dire) à l’objoie. C’est tout (EPS, 192).’