D. Objoie et paradis de la relation

Si l’Appendice V au Savon est souvent cité c’est parce qu’y apparaît, pour la première fois, la notion d’objoie (ce qui accentue l’effet d’écho entre Le Savon et la « Tentative orale », où cette notion était déjà présentée, sans être nommée). Cet appendice, sur lequel se termine l’ouvrage – c’est lui qui comporte la section finale intitulée « Fin du livre » – est centré sur la notion de plaisir partagé, et il débouche sur celle d’un paradis de la relation.

Ponge y fait d’abord retour, dans un effet de bouclage, à l’action de « se frotter les mains » qui avait fourni les toutes premières lignes du Savon, en 1942. S’interrogeant sur les raisons qui en font le signe d’une « jubilation », il propose d’abord d’y voir « une sorte de "bouclage", satisfaisant par lui-même, de l’identité corporelle, comparable à celui tenté par le chien lorsqu’il cherche à mordre sa queue » (S, II, 415). Puis il compare le frottement, geste essentiellement répétitif, à une caresse, « qui doit se répéter, devenir insistante pour produire tout son effet et aboutir enfin (…) à quelque spasme ou orgasme » (ibid., 415). C’est ainsi qu’il débouche sur la notion d’objoie, dans un enthousiasme heuristique que souligne le « oui » acclamatif – le même que celui du « Soleil » :

‘Oui ! Oui ! c’est bien ainsi qu’il faut concevoir l’écriture : non comme la transcription, selon un code conventionnel, de quelque idée (extérieure ou antérieure), mais à la vérité comme un orgasme : comme l’orgasme d’un être, ou disons d’une structure, déjà conventionnelle par elle-même, bien entendu, – mais qui doit, pour s’accomplir, se donner, avec jubilation, comme telle : en un mot se signifier elle-même (ibid., 415-416). ’

Le passage de « l’orgasme d’un être » à celui d’une « structure » « qui doit pour s’accomplir, se donner avec jubilation, comme telle » est décisif. Car il signifie qu’il ne s’agit pas de plaisir solitaire, mais d’une interaction amoureuse généralisée (le thème de l’interactivité informait Le Savon dès les débuts de sa rédaction ). La « structure conventionnelle » désigne certes la langue, mais si l’on songe au sens étymologique de convenir, « venir ensemble », Ponge est surtout ici en train de nous parler de la rencontre qui a lieu entre auteur et lecteur, de l’accord entre eux qui se réalise dans la lecture et dans le partage conscient d’une langue. Cet accord, au lieu d’être accepté comme l’effet d’une simple convention au sens courant du mot, doit devenir une adhésion active, joyeuse, basée sur le consentement libre des parties, ce qui correspond au sens latin de conventio :

‘Ce qui est important, ce qui me paraît vraiment merveilleux, (…) miraculeux, en quelque façon, c’est le fait même que n’importe quelle structure puisse se concevoir comme telle, et se vouloir comme telle, (…) se déclarer hautement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire (avec à la fois orgueil et humilité) comme conventionnelle par elle-même (EPS, 190). ’

La poésie doit être le signe d’un accord, d’une rencontre : c’est ce qu’elle a, essentiellement, à signifier. La distance est considérable par rapport à la hantise du « langage commun » qui s’exprimait au début de l’œuvre et qui conduisait à donner une place prépondérante au souci de remotiver l’adéquation des mots aux choses. Désormais, ce qui est tout autant remotivé, c’est la valeur du mot en tant qu’objet d’une convention entre les hommes, c’est le partage conscient des mots. Le plaisir ainsi éprouvé n’est en effet nullement solitaire car, comme le rappelle Ponge dans le titre en capitale qu’il donne à l’Appendice V, il s’agit de « SE FROTTER LES MAINS », certes, mais « AVEC QUELQUE CHOSE » (S, II, 415).

Ponge en arrive alors à ce passage essentiel où, au terme du Savon, et pratiquement au terme de son œuvre, il opère le glissement in fine du contre à l’avec :

‘Et il faudrait bien sûr, à ce point de notre réflexion, prendre à bras-le-corps la notion de l’avec, c’est-à-dire ce mot lui-même. Qu’est-ce donc qu’avec, sinon av-vec, apud hoc : auprès de cela, en compagnie de cela (ibid., 416). ’

Ponge s’appuie ici sur le Littré qui donne à « avec » l’étymologie apud hoc, « en cela ». Mais il choisit d’insister sur le sens de apud, en préférant traduire par « auprès de cela, en compagnie de cela ». La signification de « avec » lui permet alors d’opérer un glissement de « l’objet » vers « l’autre », ou du moins de faire du contact avec l’altérité – qu’elle soit celle d’un objet ou celle d’un autre être humain – le principe de l’accession à l’existence :

‘Ne serait-ce donc pas son entrée en société, sa mise en compagnie de quelque autre (être ou chose), enfin de quelque objet, qui permettrait à quiconque de concevoir son identité personnelle, de la dégager de ce qui n’est pas elle, de la décrasser, décalaminer ? De se signifier ? De s’éterniser enfin, dans l’objoie (ibid., 416).’

Réenracinant alors Le Savon dans le contexte des années quarante, celui où il a été écrit et celui, aussi, de la lecture sartrienne du Parti pris, Ponge fait à Sartre cette réponse longtemps différée : « Notre paradis, en somme, ne serait-ce pas les autres ? » (ibid., 416), réponse qui est aussi, par rapport à lui-même, résolution longtemps différée d’un conflit latent avec autrui. Et il actualise immédiatement ce paradis, hic et nunc, dans le texte : « Quant au paradis de ce livre, qu’est-ce donc ? Qu’est-ce que cela pouvait être, sinon, lecteur, ta lecture (comme elle mord sa queue en ces dernières lignes) (ibid., 416, je souligne). L’imparfait « pouvait » souligne que la raison d’être du Savon, rétrospectivement aperçue, était, dès l’origine, de trouver son lecteur. Mais il ne pouvait y parvenir, ni même le formuler en tant que but qu’après ces étapes intermédiaires que sont la « Tentative orale », « Le Soleil », le Malherbe ( pour ne citer que les principales) par lesquelles son auteur s’est confronté à l’actualisation de la parole, et à son sens. Il a opéré la mise à feu, le lancement, mais la mise en orbite du texte en tant que texte suppose une interaction avec le lecteur. C’est alors la conclusion, c’est la FIN DU LIVRE (dans tous les sens du mot fin) : « Voilà donc ce livre bouclé ; notre toupie lancée ; notre SAVON en orbite » (ibid., 416), qui souligne le rôle essentiel de la lecture dans le « bouclage ».C’est la lecture qui est le sens ultime du Savon, qui en est son « paradis », qui réalise l’objeu. Peut-être l’objoie prévaut-elle désormais sur l’objeu….

La mention d’un paradis est d’autant plus significative que cette notion est convoquée aussi dans « Le Pré » – que Ponge, à l’époque où il rédige cet appendice, vient d’achever. L’œuvre accède, à la fin de son parcours, à un paradis de la parole : un paradis fait d’altérité. Et par là elle fait retour à l’espace heureux de « La Promenade dans nos serres » – paradisus signifiant en latin « jardin ». Le jardin de « La Promenade » devient paradis retrouvé, mais d’un bout à l’autre l’œuvre aura aspiré à l’espace partagé. Ce dont « Le Pré » et La Table viennent à leur tour témoigner.