A. Un locuteur face au sentiment de proximité de la mort

Anticipation de la mort :

Dans l’un et l’autre texte, l’auteur s’imagine mort. Pré et table sont les lieux d’une mise en scène de sa disparition future. La première évocation de la table se fait, curieusement, au futur, dans l’anticipation d’un avenir où l’auteur ne sera plus : « Je me souviendrai de toi, ma table, table qui fut ma table », écrit Ponge, ajoutant en note :

‘Et pourquoi employé-je cette forme : « je me souviendrai de toi » ? – c’est que je m’imagine mort (…) cependant ma mémoire (mon esprit) pour moi-même vivant encore et se souvenant, dans l’éternité, moi séparé du monde et me le remémorant, me remémorant avec attendrissement (…) des contingences de vie mortelle (T, II, 914). ’

Quant au pré, il comporte cette célèbre signature posthume par anticipation :

‘Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
Francis Ponge (NR, II, 344).’

« En finir », telle est l’expression qui, présente dans les deux textes, semble résumer le désir de l’auteur d’affronter, en l’anticipant, à la fois la fin de sa vie d’homme et celle de son œuvre :

‘Voici donc sur ce pré, l’occasion, comme il faut,
Prématurément, d’en finir (NR, II, 343). 
La table, il ne me reste que la table à écrire pour en finir absolument ( T, II, 941). ’

Les deux textes participent donc du « tombeau ». Et l’effet d’écho se renforce entre eux du fait que la signature funèbre du « Pré » réapparaît, à l’impromptu, dans le dossier de la Table , où elle trouve sa figuration :« A l’instant même, et il s’agit sans doute de tout autre chose (d’un coq à l’âne), me vient cette idée pour une mise en page de (…) la fin du Pré » (T, 920). La critique a déjà souligné que ce surgissement, quoiqu’en dise Ponge, n’est nullement un hasard820. La Table est imprégnée de la même thématique funéraire que « Le Pré » :

‘La méditation sur la table d’écriture, dernier sujet, (…) a conduit Ponge à retrouver et à tresser (…) deux fils, celui de sa mort réelle, (…) et de sa mort comme auteur, de sa mort théorique dans le processus d’engendrement de l’œuvre821

d’où le fait que « l’idée de la signature figurative du Pré se trouve, s’invente, dans le manuscrit de la Table » avec « les quelques notes et le schéma qui contresignent ce projet de mise en pages (et de mise en terre) »822.

Notes
820.

Voir Michel Collot, op. cit., p. 112 et J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 256-258.

821.

J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 258.

822.

Ibid., p. 258,