S’allonger

Dans les deux textes se dit avec insistance un choix de la position allongée, révélateur sans doute d’un changement plus général de position. La force ascensionnelle de la parole ayant été établie, le locuteur n’a plus besoin de la soutenir par la verticalité de son propre corps.

Le pré, « couche naturelle », « assurance de repos » (FP 463), lieu « de notre repos (voire définitif) » (FP 502) invite naturellement à la position allongée : il « suggère de s’étendre » (FP 440), écrit Ponge dès les premières notes. Or le désir de s’étendre fait entendre de très anciens échos dans l’œuvre. Depuis l’ « Introduction au Galet » (1933), c’est l’attitude qui symbolise une rupture avec le savoir et une réinvention du monde au cœur de la nature, dans une sorte de renaissance : « Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début » (PR, I, 204). C’est le fantasme du nouveau matin, d’une sorte de table rase. Cependant s’étendre représente aussi, de longue date, une tentation dangereuse car elle menace un autre impératif de l’imaginaire pongien, qui est celui de la lutte debout, en face à face. L’écho est, là, plus ancien encore, renvoyant à ce vœu exprimé en 1929 dans « A chat perché » :

‘Oh ! S’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais (…) il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force l’on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes (PR, I, 194)823. ’

Les deux facettes – abandon découragé à la mort d’une part, renaissance d’autre part – coexistent dans le projet de « s’étendre » sur le pré, ou plutôt elles se succèdent immédiatement : le 23 février 1963, Ponge note son sentiment de découragement :

‘Me voici ce soir tout à fait découragé, et comme perdu. (…)
Le pré est une des choses du monde les plus difficiles à dire. (…)
Je vais (je vais donc) m’y coucher. (…)
Et tout, alors, sera fini.
Peut-être est-ce pour cela (…) que j’ai choisi ce sujet ? (…) Parce que je ne suis plus capable face à ce sujet (face à aucun sujet) que de m’y étendre (et de me taire et de rester en silence et de m’assoupir aussitôt) (FP, II, 470). ’

Mais ce passage est immédiatement suivi d’un autre fragment, daté du même jour, qui met en scène la vertu de résurrection de l’allongement sur le pré :

‘Oh mais soudain du vert la merveilleuse simplicité me ressuscite (…)
Ah ! que la merveilleuse platitude du pré vienne à mon secours à moi étendu, puis que la résurrection des aiguilles du vert me ressuscite ! (ibid., 472) ’

Ainsi le pré se révèle-t-il comme ce qui est capable de conjuguer la proximité (nouvelle) de la mort avec le motif (très ancien) du recommencement. Peut-être fallait-il tout ce temps à l’œuvre pour que le désir de s’étendre « pour tout recommencer » puisse être pleinement assumé, sans que vienne lui faire obstacle l’interdit de l’abandon. Peut-être fallait-il à l’auteur tout ce temps « pour qu’enfin », écrit-il,

‘Nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré,
Dès longtemps préparé pour nous par la nature (ibid., 516, je souligne).’

Si le pré invite à l’horizontalité, c’est aussi parce qu’il est traditionnellement le lieu du duel, lieu où l’on « couche » son adversaire. Ce thème, qui apparaît à la fin du poème, est celui qui fournit le prétexte à la signature en forme d’épitaphe. Les manuscrits de La Fabrique du Pré montrent que le motif du duel apparaît dès 1960, le pré étant alors défini comme « le lieu du combat bref », « le lieu où l’on couche son adversaire, ou sur lequel on est couché par lui » (FP, II, 450). Mais ce n’est qu’en fin de travail, en 1964, que Ponge reprend ce motif pour l’articuler à celui de son propre allongement funéraire, en priant « les typographes » de « coucher [s]on nom » sous le trait final figurant la surface du pré. Les mots alors choisis mettent en relief le passage progressif de la verticalité à l’horizontalité, avec un passage intermédiaire par l’oblique :

‘Des deux pareils arrivés debout, l’un au moins,
Après un assaut croisé d’armes obliques,
Demeurera couché
D’abord dessus, puis dessous.
Voici donc, sur ce pré, l’occasion, comme il faut,
Prématurément, d’en finir (ibid., 512).’

Sous la simplicité apparente du « donc » se dissimule une conclusion qui reste implicite mais non sans importance : c’est que l’auteur choisit de se figurer comme le vaincu du duel, comme celui des deux qui restera couché sur le pré. Ceci me semble très remarquable comme aboutissement (en forme de renoncement) au désir de « s’imposer » à autrui qui hantait les débuts de l’œuvre, et qui prenait même précisément, dans les tout premiers textes, la figure d’un combat singulier, où l’auteur, muni d’un « style » en guise d’épée, affrontait le langage, formant ce vœu : « Que j’aie pu quelquefois retourné d’un coup de style le défigurer un peu ce beau langage » (PE, I, 3).

Quant à La Table, sur un mode cette fois non mortuaire, elle présente elle aussi la figure d’un lecteur allongé. Car Ponge insiste dès le début sur l’usage particulier qu’il fait de sa table de travail, celle-ci lui servant de support non pas pour s’attabler, mais pour s’allonger à son côté :

‘La table, quant à moi, est où je m’appuie pour écrire (…), non pourtant à vrai dire que je m’y attable, non que je m’asseye jambes et pieds dessous (…). Non.
Si je me mets à table, c’est plutôt assis à côté d’elle sur un siège de préférence qui puisse se renverser afin que je m’allonge, le coude gauche alors parfois appuyé sur la table et les (…) pieds par-dessus (T, II, 914, je souligne). ’

Du reste c’est encore sur la description du corps « renversé obliquement en arrière, presque allongé » (ibid., 946) contre la table que se termine le texte.

Cette table, l’écrivain l’épouse de son corps, en somme : « à vrai dire, je la tiens plutôt à mon flanc gauche que devant moi » (ibid., 923). Il vient à elle comme à une rencontre réconfortante et sensuelle :

‘J’aime
la table qui m’attend, où tout est disposé pour écrire
et où je n’écris pas
mais je m’assieds tout contre, je la tiens à mon flanc, me renverse en arrière et pose les talons dessus
pour écrire sur mon écritoire
posé sur mes genoux (ibid., 925). ’

La table, « tout contre lui » est ce qui le construit : « La table sert d’appui au corps de l’écrivain que je me veuxfais parfois pour ne pas m’effondrer » (ibid., 921) ; « O Table, (…) table qui me console, où je me consolide » (ibid., 946). C’est grâce à cet appui dans l’allongement que l’écriture peut advenir : « ma position c’est ça! Comme ça ! et, comme ça, je peux laisser venir…» explique Ponge dans son entretien avec Jean Ristat en 1978824, « L’art de la figue ». De l’écriture, proche de l’amour, comme abandon à ce qui peut venir…

Du reste, Ponge fait de l’horizontalité de la table l’une de ses qualités différentielles principales, suggérant même que l’histoire de l’écriture est celle du passage du vertical à l’horizontal : « L’homme d’abord a écrit, ou peint sur le mur vertical (…) (des dolmens), sur les parois verticales (stèles funéraires) ». La table, par là, « est (aussi) le renversement d’arrière en avant du mur, sa mise en position non plus verticale mais horizontale » (ibid., 932). Il y a un « mouvement de bascule (…) du mur (symbole du vertical comme-barrière », « comme-limite ») vers l’horizontalité » (ibid., 939). Dans l’histoire de sa propre écriture, Ponge reproduit ce passage de la verticalité à l’horizontalité : l’introduction du thème de l’allongement, à la toute fin de l’œuvre, me semble très significative. D’abord il offre un contrepoint à l’impératif catégorique de la verticalité (l’arbre dressé) qui avait nourri tout un imaginaire de la solidité et de l’érection… Ensuite il induit une profonde transformation dans le rapport à l’altérité. En effet, le désir de s’allonger, exprimé dans « Le Pré » se prolonge, dans La Table, en un désir de s’allonger contre. Un « contre » qui exprime la proximité du contact, et non plus l’opposition, et qui est en somme un « tout contre ». L’évolution est celle qui fait passer de la posture du « dressé face à » (« Parle ! Dressé face à tes pères »825) à celle du « couché contre »… Le rapport à l’autorité a changé, et on ne s’étonnera pas que ce soit dans « Le Soleil » que se soit annoncée, spectaculairement, cette évolution. C’était en effet par un accolement final au corps du soleil que se résolvait l’affrontement entre le poète et l’astre, identifié in fine à une « monstrueuse amie » : « c’est allongé contre toi, tout au long de la longue cuisse de cet après-midi, que (…) trouvant enfin dès longtemps les portes humides de ton centre, j’y enfoncerai mon porte-plume » (P, I ,794, je souligne).

La place donnée, à la fin de l’œuvre de Ponge, à la posture du « s’allonger contre » est révélatrice d’une évolution dans sa manière de se situer face au monde et face aux autres (au lecteur en particulier). D’une attitude de raidissement offensif à une forme d’ouverture patiente. Or il se trouve que Ponge, au moment de La Fabrique du Pré, choisira de donner à ce thème une importance prépondérante, puisqu’il fait figurer, après la version définitive du texte, donc en clôture de l’ouvrage, cette méditation, rédigée en 1961, qu’il intitule « Voici pourquoi j’ai vécu » :

‘Goûtant un vif plaisir à ne rien faire que provoquer (par ma seule présence) (…) une intensification vraie, authentique, sans fard de la nature des êtres et des choses, (…)
A ne rien faire qu’à attendre leur déclaration particulière (…)
Je me suis allongé aux côtés des êtres et des choses
La plume à ma main, et mon écritoire (une page blanche) sur les genoux (FP, II, 517, je souligne).’

Cette méditation confirme la valeur de bilan testamentaire du « Pré ». C’est à celle-ci que je voudrais maintenant m’attacher, pour montrer comment, à l’effacement annoncé du locuteur, s’oppose la solidité de ce qui est légué au lecteur.

Notes
823.

On peut évoquer aussi, à ce propos, la thématique funèbre de « Grand nu sous bois » (1928), où « un grand héros », « s’allonge comme on recule » et semble, aux objets naturels qui l’entourent, « déjà mort » (L, II, 453).

824.

Reproduit dans l’édition établie par J. M. Gleize de Comment une figue de paroles et pourquoi, GF Flammarion, 1997, p. 282.

825.

« Le Jeune Arbre » (PR, I, 184).