Pré et table : fondements, assises élémentaires, supports

Le pré comme la table sont des objets testamentaires parfaits en ce qu’ils concentrent en eux le don de tous les possibles, dont ils représentent le fondement. Ce que Ponge, « pour finir », offre à son lecteur, ce ne sera pas tel ou tel objet élu entre tous dans son « chosier » : ce sera la condition même d’existence, la surface originelle de surgissement, de tous les objets, qu’ils soient de la nature (le pré) ou d’écriture (la table de travail).

Le pré, c’est l’assise élémentaire du monde, son sol, la surface « prête »826 pour le repos, la promenade, le pacage, la croissance végétale… De plus, celui que décrit Ponge, situé entre falaise et torrent, semble être l’emblème même du lieu praticable par l’homme, le seul qui mette à sa disposition, dans ce paysage, un appui commode à la fois pour le passage et pour le repos. « Seul lieu de passage (…) entre les roches abruptes et le lit de noyade, de perdition. Seul endroit où l’on puisse poser le pied aisément » (FP, II, 438), le pré peut se définir comme la « partie solide d’une vallée », la partie

‘disons marchable (…) où l’on peut aussi s’asseoir ou s’allonger. 
La partie avenante (et bienvenue) la partie souvent encore très humide, (…) mais enfin où le solide l’emporte sur le liquide de façon qu’on y puisse (…) appuyer le pied (ibid., 456). ’

Le pré est en somme, comme le suggère son homophonie avec le préfixe « pré » – « préfixe des préfixes par excellence » (ibid., 451-452) – , une sorte de préalable minimum pour l’homme, une condition, prévue par la nature, de son existence.

La table aussi est à sa façon un sol, non seulement parce qu’elle est le support où prend appui le travail d’écriture, mais aussi parce qu’elle est essentiellement solide (et Ponge ne manque pas de relever, au Littré, la parenté directe entre solidus et solum, le sol (T, II, 941), ce qui vient confirmer la formule déjà trouvée par lui : « C’est un sol pour la plume ») (ibid., 928). Une table c’est un support sous sa forme élémentaire : « pur support ou appui (à quoi que ce soit) » (ibid., 935). A condition bien sûr qu’elle soit débarrassée de tout « fatras » idéologique reçu (ibid., 926), susceptible d’empêcher l’exercice de l’esprit. A condition qu’elle soit une surface rendue vierge, c’est-à-dire une tabula rasa : « elle me paraît, en vérité, la Raison même. C’est à la table rase (de Descartes), qu’évidemment en cet instant je songe » (ibid., 926).

Ainsi conçue, la table est en somme la condition préalable au surgissement de tous les possibles. Ce que symbolise le rapprochement phonique de ses quatre lettres finales avec le suffixe able . Ce suffixe, en effet, « indique la possibilité pure pour le sujet auquel il est attribué (...). Il qualifie le sujet auquel il est attribué comme/ pouvant être selon le radical/ capable de la qualité de son radical » (ibid., 935, je souligne). Ecrire La Table c’est établir le principe de l’ouverture des possibles sur la base d’un support solide et fiable, de même qu’au niveau du mot lui-même « écrire Table (…) est la plus simple façon d’établir la désinence able » (ibid., 917). Bien que le mot stable ( et avec lui établir, qui en dérive) relève d’une étymologie différente de celle de table 827, Ponge insiste sur la proximité des deux mots :

‘là n’est pas l’important. Phonétiquement comme dans la signification les deux mots sont extrêmement proches. Pour ce qui est de la signification il est évident qu’une des principales qualités d’une table est d’être stable (ibid., 924).’

Aux yeux de Ponge, une des « principales qualités » de son propre texte sera d’établir 828 l’existence de cette stabilité, comme on établit une vérité incontestable sur la base de la tabula rasa. Etablissement qui n’implique aucune immobilisation, mais au contraire la multiplication des possibles. Ponge ne déclarait-il pas dans le Malherbe qu’il s’était, « une fois pour toutes », « établi dans le perpétuel » (PM, II, 170) ? C’est donc un don fait de potentialités multiples que Ponge propose au lecteur avec cette Table, de même qu’il lui avait d’abord offert le pré comme espace pour y circuler.

Notes
826.

L’étymologie de « pré » donnée par Littré et recopiée par Ponge est pratum, « syncope de paratum, la chose prête » (FP, II, 446).

827.

Stable vient de stabilis, lui-même issu de stare, « être debout ». Etablir, issu de stabilire, a même origine. Table, en revanche, remonte à tabula.

828.

« Asseoir et fixer une chose en quelque endroit, l'y rendre stable », tel est le premier sens d’ établir donné par Littré.