L’offrande du Pré : faite à l’homme par la nature, faite au lecteur par l’auteur

Alors que l’image de la nature est loin d’être toujours bienveillante dans l’œuvre de Ponge, le pré y est résolument présenté comme un don de la nature, conçu tout exprès pour l’homme. Le pré est l’offrande à l’homme d’un espace comme pré-paré pour lui et le texte reproduit homologiquement ce processus : l’auteur pré-pare et pro-pose à son lecteur un espace heureux.

La notion d’espace « préparé par la nature » apparaît très tôt, dès 1960 : « Lieu tout préparé » (FP, II, 448) ; « Préparé par la nature, prêt à faucher ou à paître » (ibid., II, 451). Il prend appui sur les recherches étymologiques faites dans le Littré, qui établissent la parenté entre pré et paratum, « la chose prête ». Si Ponge recopie alors les réserves émises à ce sujet par Littré, selon qui cette étymologie « n’est soutenue ni par la forme ni par le sens », c’est pour les contester aussitôt : « Ah pardon !… mais nous allons revenir là-dessus » (ibid., 446).

Cependant c’est seulement en novembre 1962, après une éclipse du thème, que le texte fait un bond en avant en présentant le pré comme don fait par la nature : « Parfois notre Nature (la Nature sur notre planète), LOUONS-LA !, nous présente nous apporte sur un plateau/Plateau du déjeuner/, nous /offre /donne/prépare/un pré » (ibid., 464). « Nature » prend désormais une majuscule, car Ponge entend insister sur l’importance que donne à ce mot sa signification double : « Notre Nature, je veux dire aussi bien ce que nous sommes (chaque matin à notre réveil) que la Nature sur notre plateau (ce qui nous est offert par notre fenêtre) » (ibid., 466). L’accent est désormais mis, dans les essais de rédaction, sur la bienveillance manifestée dans ce don829. Le pré est

‘surface (étendue limitée) amène, préparée par la nature pour notre allongement notre réparation et notre nourriture. (…) Une récompense, une aménité (enfin !) de la nature, un pardon, une permission (de relaxation de bonheur momentané) (ibid., 477).’

Or le mot nature fait, un an plus tard l’objet d’une recherche dans Littré, ce qui fournit l’occasion d’une nouvelle avancée : « La Nature, selon l’étymologie de Littré, est, comme je le pensais, du même radical que naître, naissance (…) ; natura signifie donc l’engendrante, la force qui engendre » (ibid., 480). Ponge, dont l’œuvre se voulait à l’origine une « nouvelle cosmogonie » et n’a cessé d’avoir pour modèle le De Natura rerum, s’approprie in fine le mot « nature », dont il recopie la quasi-totalité des définitions dans le dossier du « Pré ». Or la « force engendrante » que signifie avant tout la nature est à l’œuvre aussi dans le texte, dont La Fabrique nous présente précisément l’engendrement. La nature engendre pour l’homme le pré, comme l’écrivain engendre « Le Pré » pour son lecteur, et le lui offre :

‘Voici le pré,
puisque Notre nature veut aujourd’hui
Que la vérité aujourd’hui soit verte (ibid., 489). ’

Du reste voici bientôt l’auteur en pleine activité de pré-paration, à l’instar de la nature : « Préparons une page où puisse aujourd’hui naître une vérité qui soit verte » (ibid., 492). Et comme la nature toujours, après avoir pré-paré, il pro-pose. Si « le pré est la plus douce des propositions de la nature à l’homme, animal vagabond » (ibid., 463), la proposition de Ponge en retour se formule ainsi : « Tel fut pour moi ce pré, que je dois donc vous dire. Tel sera mon propos d’aujourd’hui » ( ibid., 499, je souligne).

Le mot « préparer » appelle lui-même commentaire. D’abord, c’est celui qu’employait Ponge en 1954 pour désigner sa stratégie d’écrivain : « Somme toute, nous sommes plus ignorés, perdus (…) que jamais. Mais terrorisés, non ! Nous ne cesserons pas de préparer nos livres » ( PAT, 322). Puis il n’est pas indifférent que son radical « parer » signifie d’abord « disposer une chose pour l’usage auquel on la destine », Littré rappelant d’emblée que « le sens étymologique et propre » de parer est « apprêter certaines choses de manière à leur donner meilleure apparence, à les rendre plus commodes » (je souligne). Le mot implique donc avant tout le souci d’être agréable au destinataire (du reste, l’acception courante : « orner, embellir », n’est donnée par Littré qu’au sens 11). En somme Ponge substitue à une esthétique de l’ornement une esthétique de l’usage, ou plutôt de la mise à disposition. Le locus amoenus qu’il propose vaut moins pour l’œil que pour l’utilisation à en faire. Du reste le latin parare signifie aussi« procurer, ménager, faire avoir ». Il y a bien don fait au lecteur, mais plutôt celui d’un espace (disposé pour lui) que d’un objet.

La spécificité de ce don est signifiée aussi par le préfixe pré du verbe préparer, qui, outre le fait qu’il est homonyme du sujet même du texte, associe l’offrande du pré à une notion d’antériorité absolue, donc d’élémentarité et d’origine. Si le pré est l’offrande du « végétal élémentaire à l’état naissant » (ibid., 459, je souligne), « Le Pré » est celle de la parole au même état naissant : une avant-parole, un nouvel avant-printemps. Ponge souligne « le (côté) (caractère) naissant – ou renaissant – du pré (comme la parole en l’état poétique) », observant aussi que « le printemps de Botticelli : c’est un pré fleuri de pâquerettes» (ibid., 454). L’écriture du « Pré » présente, constitutivement, un caractère d’antériorité, que Ponge se plaît à décliner sous tous ses aspects : « Parant au plus urgent, allant au plus pressé, je présenterai ici une première petite prose de la gnature des prés, écrite en préparation de la parution en préoriginale du pré » (ibid., 503). Le préfixe caractérisant l’entreprise pongienne est en train de glisser de ob à pré – et à sa variante pro –, donc vers l’acceptation totale du devenir. Dans un fragment qu’il intitule « Le Pré (c’est l’espoir) », Ponge définit le pré comme « la plus simple preuve de l’avenir et de la variété du monde » (ibid., 463). Le pré est , il y insiste,

‘le lieu de la renaissance de l'avenir (lieu préparé pour cela). Donc préfixe à tout, préfixe à tous les verbes, à toutes les actions. (…) Propice à toutes les résurrections. A la fois participe passé (paratus, paratum) et préfixe des préfixes, préfixe universel (ibid., 477, je souligne). ’

Tout cela est façon aussi de définir le texte préparé (longuement) pour le lecteur, et destiné à lui ouvrir un espace de possibles, à avoir pour lui mission suscitante et incitante, selon l’aspiration formulée de longue date par Ponge.

Si le pré est décrit comme ce qui, par sa « merveilleuse simplicité me ressuscite » (ibid., 472), le passage qui raconte la transformation soudaine du découragement en résurrection opère un glissement remarquable de ce mot de résurrection à celui d’insurrection : on passe du vœu « que la résurrection des aiguilles du vert me ressuscite ! » à ce constat : « la conscience soudain de la constante insurrection de l’herbe nous ressuscite » (ibid., 472 et 473). La métaphore est ensuite filée, le pré devenant « une insurrection qui fait naître ses troupes. (…) L’herbe (les herbes), ce sont les enfants de troupe de l’insurrection, de la résurrection du vert » (ibid., 473). On se retrouve là dans l’un des réseaux sémantiques chers à Ponge pour exprimer la mission de la poésie telle qu’il l’entend : « il faut inciter les meilleurs à parler (…) ; il faut susciter l’homme, l’inciter à être ; (…) Suscitation ou surrection ? Résurrection. Insurrection » écrivait-il en 1944 (PR, I, 211-212). Le don fait au lecteur dans « Le Pré » est essentiellement invitation. Cette « surface amène » (ibid., 467) que le pré propose, c’est aussi celle de la page : « Oui : surface amène et invitante, non pas excitante : incitante » (ibid., 468)830. Lorsque Ponge écrit : « Le pré est l’émulation même » (ibid., 489), cela vaut comme idéal pour sa propre poésie.

Le don de la table est encore plus nettement incitation au travail d’écriture. Après le legs d’un appui sur le sol du monde, voici celui d’un appui sur la surface « à écrire ».

Notes
829.

Cette orientation dans le sens du don non seulement sera gardée dans la version définitive, mais en fournira l’incipit.

830.

La table, de même que le pré, sera présentée comme surface invitante : « horizontale, elle invite (…) à suivre, à pratiquer son parcours, elle incite à tracer, jusqu’à son bout, des lignes, elle invite à l’écriture » (T, II, 937).