L’offrande de la table : don qui sou-viendra au lecteur

L’acte d’offrir la table au lecteur, thème présent dès l’ouverture du dossier, est conçu comme don qui survivra à la disparition de l’écrivain, et ceci par le biais d’un usage étymologique du verbe « souvenir » : « Je vais faire que l’on se souvienne de toi (ou plus exactement que tu souviennes au je du lecteur,que tu surgisses dans sa mémoire » (T, II, 914, je souligne). C’est le sens de « venir à l’esprit », (« sens étymologique et primitif », signale Littré), qui est réactivé ici, alors que cette tournure ne s’emploie plus guère que dans l’archaïsant « il me souvient de… ». Mais plus encore, c’est le sens littéral du latin subvenire, (venir par-dessous) et son sens figuré « secourir, venir en aide à, remédier à ». Le vœu est que la notion de table telle qu’éclairée par Ponge sou-vienne au lecteur, au sens de « lui venir à l’esprit », lui re-venir plutôt, surgissant du « dessous » de sa mémoire chaque fois qu’il en aura besoin – ce qui se produira souvent, dans la mesure où le lecteur de Ponge est un écrivain831. Mais aussi au sens de le secourir, dans son travail d’écrivain, y compris en soutenant, au sens physique, son corps dans l’activité d’écriture. Car la table est un appui précieux lorsqu’elle « sou-vient » au coude de l’écrivain, et elle est sans cesse invoquée à ce titre par Ponge pendant qu’il travaille à la décrire. Il se produit, dès les débuts de l’écriture de ce texte, une sorte de merveilleuse coïncidence du concret et de l’abstrait : « Tandis que je veux écrire la table, elle souvient à mon coude en même temps qu’à mon esprit sa notion » (ibid., 915), constate Ponge dès décembre 1967. D’où l’appel souvent répété au renouvellement de cette coïncidence :

‘Table, tu me deviens urgente
Souviens, table, à mon coude gauche
comme si souvent tu le fis sans qu’il
soit, sur mon écritoire, question de toi (ibid., 916). ’

Appel présent encore en octobre 1973, dans les derniers jours du travail :

‘Je peux maintenant, te prenant (…) à ton tour comme référent (…) en finir absolument. (…)
Mais il faut encore que tu souviennes à mon coude, en même temps qu’à mon esprit ta notion.
Table, viens donc m’aider à te soumettre aujourd’hui à la question (ibid., 942)’

Merveilleuse formule que cette façon de souhaiter faire sou-venir la table au lecteur, comme elle est, depuis toujours, sou-venue à l’auteur : liée au passé, à l’origine de l’écriture, et même aux origines lointaines de la naissance (j’y reviendrai), elle sou-vient en effet du passé. De même c’est, pour le lecteur, du passé de sa lecture qu’elle surgira quand il aura besoin de son secours. On est là au cœur de l’attitude testamentaire : il s’agit de donner ce que l’on a de précieux, ce qui sou-vient du passé (et qui a été transmis) mais seulement dans la mesure où cela pourra sou-venir, venir en aide, aux héritiers. Non pas transmettre des souvenirs qui encombreront, mais des dons qui sou-viendront. Pour conduire le lecteur à s’approprier la notion qu’il lui transmet, Ponge retrouve l’attitude du répétiteur qu’il avait dans Le Savon, lorsqu’il invitait le lecteur à « réciter ses propres paroles avec [lui] » (S, II, 387) : « Allons ! Redites Table ainsi – et ne l’oubliez plus » (ibid., 936). Cette « magnification » de la notion de table à laquelle il pense être « parvenu », Ponge la dit « inoubliable (…) si le lecteur en est (…) digne » et il ajoute « je veux, je peux le croire » (ibid., 936). La formulation de ce vœu fait écho à celui de « La Promenade dans nos serres » : « je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » (PR, I, 176, je souligne), révélant encore une fois le transfert d’intérêt qui s’est opéré de l’auteur vers le lecteur.

Il faut signaler enfin l’importance que Ponge donne à cette transmission, dans la mesure où lorsqu’il opère un montage d’extraits du dossier, dans un texte qu’il envoie à Henri Maldiney,832 il place cette phrase en position privilégiée (ultime) – sous une forme légèrement différente : « Table ! Redis table ainsi, lecteur : ainsi, tu ne l’oublieras plus » (T, II, 948).

Notes
831.

Ponge souligne que, parmi les différentes fonctions d’une table, il choisit de ne s’intéresser qu’à la table à écrire : « il doit être bien entendu (…) qu’elle l’idée de table est impérativement liée à celle d’écriture » (ibid, 923).

832.

Texte intitulé « Envoi à Henry Maldiney d’un extrait de mon travail sur "La Table" ».