Ultime avatar du motif de l’eau

Si le pré que décrit Ponge est précisément situé « entre eau et roche » (entre une falaise rocheuse et un ruisseau), cet aspect intermédiaire correspond aussi à une fonction régulatrice et réconciliatrice du pré par rapport à ces deux états de la nature, si souvent opposés dans son œuvre, que sont l’eau et la pierre. En fin de travail, Ponge en vient à présenter le pré comme la résultante de la roche (broyée, devenue sable) et de l’eau qui l’imprègne834 : « Il [le pré] représente la transmutation au présent en une nouvelle matière (principe de la vie) de deux autres principes inertes : l’eau et le minéral, divisés et mêlés à l’extrême » (ibid., 489).

Mais auparavant, Ponge se sera longuement attaché à évoquer le processus naturel qui aboutit au pré, avec une « Histoire de la matière organique » (ibid., 476) comme il aime à en conter. Or dans cette « histoire », l’eau tient le rôle remarquable d’un facteur de résurrection et de vie, capable de ressusciter cet ensemble de débris organiques et végétaux que Ponge appelle « le cendrier universel ». Le retour de la vie c’est, à chaque printemps, le fait que l’eau dont est imprégné le pré se mette à s’évaporer sous l’effet du soleil, retraversant ainsi le « cendrier universel », et par là même le ressuscitant :

‘en une certaine saison, quand le soleil revient, l’eau tend à s’évaporer (…) mais alors elle entraîne avec elle vers le ciel ces restes organiques elle ressuscite le cendrier universel : l’herbe et la vie alors resurgissent et voici le pré » (ibid., 476).’

Plus remarquable encore, le tropisme de l’eau vers le bas, si souvent stigmatisé (« le contraire d’excelsior » lit-on dans « De l’eau ») s’inverse en jaillissement vertical vers le ciel, en « un jet (d’eau incarnée) d’une merveilleuse lenteur » (ibid., 459) :

‘s’évaporant, [elle] entraîne avec elle vers le ciel (excelsior), les transmutant, les ressuscitant, les restes organiques et les débris minéraux étroitement mêlés qui constituent la terre végétale (…) cette sorte de cendrier universel (ibid., 474)835.’

Ainsi Ponge peut-il conclure que

‘le pré (…) n’est à la vérité qu’une métamorphose de l’eau, laquelle au lieu de s’évaporer directement en nuées, choisit ici, (…) se liant à la terre et en passant par elle, (…) de donner renaissance à la vie sur notre planète (ibid., 506, je souligne).’

Quant au mouvement ascensionnel de l’eau du pré, ce « jet de sève debout » (ibid., 461), il sera valorisé, jusque dans la version finale836 comme inversion de la pluie :

‘Le pré jaillit du sol (…) en une averse inverse 
Une averse inverse en réponse anonyme unanime à la pluie (ibid., 500). ’

Enfin il faut noter la réconciliation avec l’eau que manifeste le thème de la « saturation des prés » (ibid., 445) par l’eau, thème orchestré autour d’une citation de Virgile : « Sat prata biberunt » 837, qui surgit dès le premier jour d’écriture, le 11 octobre 1960 ( ibid., 437). La citation sert d’abord à établir la fonction de « pompe » à eau assumée par le pré : « il pompe aspire et refoule et florit. (Sat prata biberunt) » (ibid., 438). Comme l’ont montré Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, cette citation issue de la « langue mère » fonctionnera comme un « fragment matriciel », aboutissant à une intense « condensation métaphorique »838 deux mois plus tard, avec cette étonnante métaphore lactée du pré : « Quelle jolie musique fait Dans le bain-marie de prés tressautant la danse des biberons de l’herbe » (ibid., 456). Entre autres condensations , on constate l’association, à travers le thème de la nourriture maternelle, (« biberons » est issu de bibere), entre la citation latine et cet aspect alimentaire en même temps qu’élémentaire du pré, que Ponge a, très tôt, mis en avant839. Quelle nourriture est en effet plus élémentaire que le lait ? La réconciliation avec le maternel (que l’on retrouvera dans La Table) passe, en l’occurrence, par la langue-mère qu’est le latin.

La lente réintégration de l’eau dans une écriture qui au départ se définissait contre elle semble, avec « Le Pré » avoir atteint son terme. L’eau, désormais, participe à l’engendrement du texte. L’écriture n’est plus menacée de se liquéfier car c’est en amont d’elle que l’eau joue son rôle de force engendrante.

Notes
834.

Dès le premier jour il notait : « De (depuis) la roche (jusqu’) à l’eau, le pré »(ibid., 438), ce qui indiquait la double dimension, spatiale et temporelle, de la relation qui s’établit grâce au pré entre ces deux éléments(ibid., 438).

835.

Voir le commentaire de Jean-Marie Gleize et Bernard Veck sur cette inversion de verticalité, du Parti pris au « Pré », « le signifiant « excelsior » faisant le joint entre les deux » (Actes ou Textes, op. cit., p. 113).

836.

« Ce pré, (….) de l’orage initial suite douce/ en appel ou réponse unanime anonyme à la pluie » (NR, II, 341).

837.

« Les prés ont assez bu », citation extraite de la troisième Bucolique de Virgile. Pour une interprétation détaillée de la citation dans son contexte virgilien, voir Actes ou Textes, op. cit., p. 119.

838.

Actes ou Textes, op. cit., p. 118 et p. 124.

839.

« C’est (aussi) ce qui est merveilleux dans le pré : cette élémentarité (acquise ?) (exquise aussi), et (…) cette alimentarité (comme on fait hacher sa viande chez le boucher). / Il y a quelque chose du bifsteack haché dans le pré » (ibid., 453).