Ultime avatar du motif de l’arbre

« Le Pré » et La Table sont tous deux occasion d’une nouvelle possibilité de détachement par rapport à l’arbre, motif qui avait étayé la parole, tout au long de l’œuvre.

La table participe de l’arbre car l’une de ses caractéristiques essentielles – Ponge le souligne d’emblée – est d’être en bois : « Table contient sa matière (le bois). Quand elle est en verre ou en pierre (…) c’est l’exception, il faut le préciser » (T, II, 918). La table est un dernier avatar du motif de l’arbre, et même de celui, essentiel, du tronc d’arbre : « Elle est en bois (…). Elle tient de l’arbre, du tronc » (ibid., 927). Le modèle de l’arbre avait été à l’origine convoqué comme incitation à la parole (« Parle ! dressé face à tes pères »). Or la table rend un son, résonne :

‘J’aime j’admire et respecte le son impératif, bref, mais mat du (…) bois quand on le frappe quand on le fait réagir quand on exige de lui qu’il parle, qu’il fasse entendre sa voix (ibid., 937-938, je souligne). ’

Ponge ne prend en compte cet aspect qu’en juin 1971, c’est-à-dire après quatre ans de travail, mais il le considère aussitôt comme essentiel :

‘VOILÀ par quoi il faut commencer (car je le sais maintenant, par expérience plusieurs fois renouvelée : c’est le bois et sa sonorité qui surgissent pour moi chaque fois que je re-songe à la table) (ibid., 137). ’

Si le bois de la table « parle », le modèle de l’arbre devient moins nécessaire. Le tronc d’arbre est passé entièrement dans la table, c’est-à-dire dans le travail d’écriture. Le bois, c’est le travail d’écriture.

« Le Pré », lui, insiste sur la nécessité de quitter l’abri des arbres pour parvenir résolument au pré, où l’on s’allongera.

‘L’orage originel n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé
Seulement pour qu’enfin (…)
Nous sortions de ces bois,
Passions entre ces arbres et nos derniers scrupules,
Et, quittant tout portique et toutes colonnades, (…)
Nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré
Dès longtemps préparé pour nous par la nature (…) (NR, II, 343). ’

C’est un thème qui n’est, là encore, trouvé qu’en fin de travail (en juin 1964). Mais une fois aperçu, il va faire l’objet d’une quantité de variantes rédactionnelles, révélatrices de son importance, avant de trouver la forme qu’il revêt dans la version finale.

D’emblée il est articulé au thème de la fin de l’« orage originel » – thème sur lequel je reviendrai plus loin : il ne devient possible de quitter les arbres que lorsque cet orage s’apaise. Mais il est intéressant aussi de constater que les arbres sont régulièrement associés aux « portiques et colonnades ». Le déchiffrement de la métaphore n’est pas difficile : les colonnes sont les troncs des arbres, et soutiennent un « portique » formé par le feuillage, les frondaisons, abri traditionnel en cas d’orage. Le mot portique, fortement connoté d’Antiquité, désigne un passage couvert, une galerie à colonnes, qui servait souvent, signale Littré, « d'entrée couverte à quelque lieu ».Littré donne aussi une citation fort instructive : « Lorsque quelque orage obligeait d'interrompre les représentations [chez les anciens], le peuple se retirait dans les portiques qui étaient derrière le théâtre (Rollin, Hist. anc.) » Le porticus avait donc fonction d’abri, comme il continue de l’avoir sous sa forme populaire « porche »… Ce qu’il ressort de ces renseignements, c’est que le portique, qu’il soit entrée couverte ou abri, est en quelque sorte un « à côté », un lieu en marge, en retrait par rapport au lieu principal. Un lieu transitoire, où l’on n’est pas censé s’attarder. D’où la nécessité d’en sortir « enfin » :

‘Sortons donc de ces bois
Quittons tout ce portique. Laissons ces colonnades
Passons entre ces arbres et nos derniers scrupules
Parvenons à ce pré (…) (FP, II, 541). ’

S’agirait-il de sortir du bois, comme l’annonçait la fin du texte de 1940 : « Fin du bois de pins. A partir d’ici l’on sort dans la campagne » (RE, I, 404) ? De l’un à l’autre texte se font en tout cas écho les références aux « colonnes ». Le mot apparaît très fréquemment dans « Le Carnet du Bois de pins » où les troncs sont dits « respectables colonnes », formant un « temple de la caducité » (RE, I, 381), l’auteur soulignant le confort qu’il y a à se promener « à l’aise au milieu de ces colonnes » (ibid, 384), et rêvant finalement à la réalisation « sublime » que constituerait, « dans une cathédrale », « une forêt de colonnes telles que l’on arriverait progressivement à l’obscurité totale (crypte) » (ibid, 400). La rêverie de 1940 est, on le note, l’inverse de celle du « Pré », dans laquelle l’aboutissement est, non l’obscurité au cœur du temple, mais la sortie hors du temple. Un rapprochement s’impose aussi avec l’image de la rhétorique « à colonnes » présente dans « Prologue aux questions rhétoriques » (1949) : « RHETORIQUE, pourquoi rappellerais-je ton nom ? Tu n’es plus qu’un mot à colonnes, nom d’un palais que je déteste (…). La poésie, un kiosque en ruines dans ses jardins » (M, II, 621). Les colonnes sont également associées à la rhétorique dans le « Texte sur l’électricité » quand Ponge suggère aux poètes d’user de leur matériau « sans souci des formes anciennes et les refondant dans la masse, comme on fait des vieilles statues pour en faire des canons, des balles….puis, quand il le faut, à nouveau des Colonnes, selon les exigences du Temps » (L, II, 499). Si les portiques sont donc des lieux d’abri transitoires, les colonnes sont, elles, l’emblème des formes anciennes, dont il faut aussi savoir sortir.