Totalisation

Le pré et la table, derniers objets, sont l’occasion d’une méditation sur l’œuvre dont ils constituent l’ultime étape. Tous deux fournissent une panoplie symbolique propice à faire signifier l’ensemble du parcours, œuvre et vie mêlées. Ils sont l’occasion d’une saisie rétrospective, où se manifeste un désir de synthèse autobiographique. La dimension totalisatrice, déjà sensible dans « Le Pré ». est encore plus manifeste, grâce à un effet de boucle, dans La Table.

On l’a vu, le pré représente la conjonction du passé et de l’avenir :

‘Le pré gisant ici comme le participe passé par excellence
S’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes (NR, II, 342). ’

Il invite également à habiter le présent puisque pré « est aussi présent dans présent » (FP, II, 486). Il est totalité signifiante. « Participe par excellence », il fonctionne comme principe intégrateur grâce auquel, rétrospectivement tout élément participe au sens de l’ensemble.

‘C’est le champ de notre repos, préparé, participe passé auquel (…) ont participé tous les éléments toutes les actions passées, la mémoire ensuite, la souvenir de la totalité des actions passées. (…) Accumulation des jours passés et principe du jour d’aujourd’hui. (…) Le passé, c’est ce sur quoi nous marchons. C’est le sol sous nos pieds (ibid., 500-501, je souligne). ’

Le bilan qu’autorise la contemplation du pré comporte, on le voit, une dimension essentiellement dynamique. Il est principe d’avancée, et non constat d’aboutissement. Dynamique, il l’est aussi par sa façon remarquable de moduler le parti pris initial en l’entraînant dans le sens d’une participation indéfinie. Ce que la notion de parti pris pouvait connoter de rigidité est emporté par la vertu intégratrice du mouvement de participation. Tel est le rôle moteur du pré et de l’écriture du « Pré », grâce auxquels tout ce qui est advenu, advient et adviendra, prend part840 au sens du parcours.

Avec La Table, c’est surtout à un effet de bouclage que l’on assiste, par la mise en relation de l’étape ultime de l’œuvre avec le moment de son origine. La table est conçue dès le début, rappelons-le, comme le tout dernier objet, celui qui permettra d’« absolument en finir ». Ce thème fait maintes fois retour au cours du travail. La table, dernier objet de méditation d’une œuvre dont elle a été, de manière continue, le support matériel, emblématise l’ensemble du parcours dont a témoigné cette œuvre. La prise en considération de la table en elle-même, appui de l’écriture au début comme à la fin de l’œuvre, est ce qui permet de boucler cette œuvre, en faisant se rejoindre ses deux termes extrêmes.

Ecrire La Table fait resurgir la table originelle, celle des premiers écrits, celle d’avant le « drame de l’expression », et d’avant la mort du père :

‘je parlerai des principales tables demeurées en ma mémoire et, principalement (c’est elle qui m’obsède ces jours-ci), cette table sur laquelle j’écrivais (…) rue des Chanoines, en 1922/23, (…) (j’y ai été photographié : par mon père ? par Hélène ? ) (ibid., 936). ’

Il y a certainement chez Ponge tout un imaginaire de la tabula rasa des débuts, symbolisée par le dépouillement matériel présidant à l’écriture. Ponge insiste, dans les Entretiens avec Philippe Sollers, sur le caractère minimal de ce dispositif :

‘j’avais arrangé une petite pièce qui était un ancien cabinet de toilette841, où il n’y avait qu’une chaise et une table, une petite table. (…) au mur j’avais épinglé un alphabet en gros caractères ; et sous la table, il y avait mon Littré (EPS, 71-72). ’

Un tel dépouillement emblématise l’aspiration à faire table rase pour « tout reprendre du début », pour refonder le langage à partir seulement de l’alphabet et d’un support (la table) permettant d’en tracer par écrit les signes. Mais la table rase est présente aussi, irréductible, à la fin de l’œuvre. Point de départ et aboutissement, elle est à la fois ce qui était déjà là et ce qui subsiste toujours :

‘Table rase ayant été faite (dite), qu’en reste-t-il
Eh bien, j’en demande pardon à Descartes il ne reste ni Je ni pense ni je ni suis, ni je pense ni donc ni je suis, il ne reste mais il reste (encore) incontestablement la table.
Rase ou pas rase comme on voudra il reste la table
il reste LA TABLE (ibid., 926). ’

La table, en plus d’être emblème de l’œuvre, est donc justification a posteriori du parti pris des choses, rappel de l’irréductibilité des objets et de leur « évidence opposable ». En outre, en soulignant que la table « sert d’appui au corps de l’écrivain » (ibid., 921), l’auteur relit sous un nouvel éclairage le parcours qu’il décrivait dans la « Tentative orale ». Il insistait alors, pour expliquer son parti pris en faveur des objets, sur son besoin de trouver un appui solide, un étai. Désormais, symbolisée par la table, c’est l’activité d’écriture elle-même qui tend à se substituer à cet étai.

Dans ce contexte rétrospectif la table sert de levier à la remontée de souvenirs plus lointains, antérieurs aux débuts de l’œuvre. La Table opère un véritable retour aux origines, dans une poussée autobiographique manifeste. « Le texte », écrit Jean-Marie Gleize, « se révèle profondément autobiographique. Francis Ponge s’y couche et entrouvre la trappe : ce qui vient c’est l’enfant, l’enfant qu’il a été et celui qu’il devient en choisissant d’écrire»842. Tout d’abord, en tant que fondement originel, la table fait remonter la figure maternelle : « La table (…) c’est bien qu’elle soit du féminin, car elle a quelque chose de la mère portant (à quatre pattes) le corps de l’écrivain.(…) Mère immobile Plateau d’appui» (ibid., 921-922). Jean-Marie Gleize souligne le rôle décisif de cette première image : « l’identification de la table à la mère (…) est capitale, elle ouvre la brèche. C’est elle qui autorise, symétriquement, le surgissement inopiné de la figure du père »843. C’est en effet de manière parfaitement inattendue, sans lien apparent avec l’objet-table, que surgit ce souvenir d’enfance, souvent cité :

‘J’aimais (tant) voir mon père se laver les mains. (…) c’est l’un des souvenirs les plus précis (et précieux) que je retrouve incessamment de lui (dans ma mémoire). J’observais avec admiration (et amour) cette façon à lui de savonner et de rincer ses chères mains (ibid., 927-928). ’

Dans son apparente incongruité, ce passage – qui éclaire rétrospectivement la thématique du Savon – est exemplaire du caractère brut du texte, celui-ci livrant ses matériaux au fur et à mesure, sans les retravailler. Le souvenir qu’il exhume ainsi y apparaît comme une sorte de pépite autobiographique. C’est un exemple spectaculaire de cette façon de jouer « cartes sur tables » que pratique désormais Ponge, y compris lorsque les cartes apparaissent dans le désordre – ou l’ordre – de l’inconscient. « Quel est le lien entre ce retour de l’enfance (père-et-mère) et le travail en cours ? » interroge Jean-Marie Gleize : « Ce lien est, nettement, le sentiment de la proximité de la mort »844. Sa méditation à propos de la table d’écriture a en effet amené Ponge à « tresser deux fils », « celui de sa mort réelle, qui implique et appelle l’évocation du père (de sa mort réelle à lui, jamais vraiment acceptée) (…) [et celui] de sa mort comme auteur ». C’est dans le thème de la filiation, conclut Jean-Marie Gleize, que « les deux fils se rejoignent »845. En effet, par le biais de la table, lieu d’engendrement à tous les sens du terme, Ponge inscrit son œuvre dans une filiation qui le rattache à la lignée de ses ancêtres : « sur la table acquise ou fabriquée par ses pères /le fils est accouché de ses œuvres /sont accouchés de leurs œuvres les fils (plusieurs générations) » (ibid., 928).

Ce n’est pas non plus par hasard que surgit, inopinément encore, cet autre élément autobiographique, beaucoup plus récent, qu’est la sortie du Parti communiste. L’événement, analysé comme choix de la « parole naissante », appartient au thème de l’engendrement. Il est nouvelle naissance, en tant que naissance de l’individu à sa parole propre :

‘Ce qui serait intéressant ? – Que je me rappelle quand pourquoi et comment je suis sorti du Parti (vers 1947-48-49). Ce n’est pas (explication marxiste) que je sois devenu riche (…). Ni conformiste : mes écrits le prouvent assez. Ni religieux d’aucune religion (…). Je pris mon propre parti : celui de la parole naissante (à l’état naissant) (ibid., 934). ’
Notes
840.

Participare est formé de pars et de capere, « prendre ». Son premier sens latin est « faireparticiper » (« avoir sa part de » n’est que le 3ème sens). Le verbe participer est donc essentiellement actif, ou plus précisément factitif, de même que le pré est principe participateur.

841.

Faut-il voir là une des raisons inconscientes du choix, vingt ans plus tard, de traiter de la « toilette intellectuelle », à travers l’objet savon ?…

842.

Francis Ponge, op. cit. p.259.

843.

Ibid., p. 256.

844.

Ibid., p. 256.

845.

Ibid. p. 258.