Relecture du parcours, par rapport à « l ‘orage originel »

Après quatre ans de travail, le pré devient, dans les derniers essais rédactionnels (juin 1964), symbole du lieu ultime où l’on accède au cœur du mystère : « C’est que nous voici parvenus au saint des saints / Au naos » (FP, II, 510). Les termes « saint des saints » et « naos » désignent tous deux lapartie la plus profonde et la plus sacrée du temple, où est censée reposer la divinité, et où le profane n’accède pas. Cette notion d’aboutissement, et sa formulation en termes sacrés, seront gardés dans la version définitive : « Serions-nous donc déjà parvenus au naos (…) ? Nous voici, en tout cas, (…) au seul niveau logique qui nous convient » (NR, 341). La référence au Logos y souligne que la religion dont il s’agit ici (connotée de paganisme antique) est une religion de la parole. Peut-on alors interpréter le naos du pré comme le terme de la quête de la parole ?

Il est une autre formule, dont l’apparition est contemporaine de celle-ci, qui, renvoyant elle aussi à un parcours dont le pré serait terme (et recourant au même verbe « parvenir »), en désigne peut-être aussi le commencement avec l’évocation d’un « orage originel » :

‘L’orage originel / Langage originel, l’orage initial n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé (parlé)
Sinon pour qu’à sa fin – car il s’éloigne, mais subsiste encore, partiellement, à l’horizon bas qu’il surplombe – (…),
Nous sortions de ce bois, passions entre ces arbres et nos derniers scrupules,
Parvenions à ce pré, dès longtemps préparé pour nous par la nature, où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu (FP, II, 490). ’

Ce motif de l’orage originel était apparu fugitivement en fin d’année 1962 où le pré était dit « de l’orage initial (originel) suite douce, persistance et persévérance en douceur » (ibid., 463, je souligne). Eclipsé ensuite jusqu’en 1964, il prend à partir de ce moment une importance massive, donnant lieu à une quantité impressionnante de réécritures846. Gardé dans la version définitive, il maintiendra l’articulation étroite entre l’arrivée sur le pré et l’orage originel :

‘L’orage originel n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé
Seulement pour qu’enfin
– car il s’éloigne, n’occupant plus que partiellement
l’horizon bas où il fulgure encore –
Parant au plus urgent, allant au plus pressé,
Nous sortions de ces bois,
Passions entre ces arbres et nos derniers scrupules,
Et, quittant tout portique et toutes colonnades,
Transportés tout à coup par une sorte d’enthousiasme paisible (…),
Nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré (…) (NR, II, 343).’

Sur le sens de cet orage originel, on peut longuement s’interroger : il prête à plusieurs interprétations. Il s’inscrit en tout cas dans la dimension d’un retour aux origines de l’œuvre, permettant rétrospectivement d’en embrasser le parcours. Mais si le point d’aboutissement de ce parcours coïncide avec le pré, son point d’origine est beaucoup plus mouvant, et le retour vers lui plus incertain : « comme si » écrivent Jean-Marie Gleize et Bernard Veck, « avancer, en l’occurrence, c’était à la fois indéfiniment reculer le moment de l’origine (…) et reculer vers cette rencontre de l’origine », dans un retour « aussi nécessaire qu’impossible »847. L’orage originel est peut-être l’émotion initiale qui a mis en branle l’œuvre, mais bien plus lointainement il est susceptible de renvoyer aussi aux origines du monde. Ponge n’évoque-t-il pas dans La Seine, un « âge premier de la Terre où son histoire se réduisit à une sorte d’orage perpétuel » (SEI, I, 287) ? Selon cette cosmogonie (qui remplace, dit Ponge, la Genèse des « précédents livres sacrés »), c’est l’apaisement progressif de cet orage qui aurait permis à la vie d’apparaître sur terre. La Fabrique du pré reproduit cette histoire : l’eau tombée du ciel, dont le pré s’est longuement imprégné pendant l’orage, permettra, le ciel une fois dégagé, le surgissement de la végétation sur le pré, dans une résurrection du « cendrier universel ». Telle est la « suite douce » de l’orage : une résurrection. Or celle-ci se voit traduite également par l’auteur sur le plan psychologique, lorsque celui-ci évoque un sentiment de renaissance sur le pré succédant à un intense découragement :

‘Tout près de l’abandon
allongé sur ce pré
Et presque décidé à ne plus en bouger
A garder le silence
A mourir là-dessus
Pour être mis dessous
Sans plus un geste à faire,
La prise de conscience soudain de la verticalité de l’herbe,
la constante insurrection du vert nous ressuscite (ibid., 473). ’

Il semble dès lors possible d’interpréter l’orage originel comme le moment initial de l’œuvre : il renverrait au « drame de l’expression » vécu au commencement, dans les années vingt, lorsque l’inaccessibilité de l’idéal entrevu conduisait à un découragement allant jusqu’à la tentation du suicide et hanté en tout cas par celle du silence (« presque décidé à garder le silence, à mourir là-dessus ») ; l’apaisement de l’orage correspondrait au dépassement de la tourmente intérieure grâce au retour à la vertu émulatrice des choses. Tendrait à conforter cette interprétation la formule par laquelle Ponge qualifie « l’orage initial » de « originel en nous » (ibid., 495). Va aussi dans ce sens le fait que l’orage était effectivement présent « initialement » dans l’œuvre puisqu’il est mentionné dans « Mon arbre », en 1926 :

‘Mon arbre dans un siècle encore malentendu, (…)
A l’égal des plus grands sera tard reconnu.
Mais alors il fera l’orage ou le silence (PR, I,190)’

Il me semble finalement que la formule trouvée en juin 1964, articulant l’accession au pré à l’apaisement de l’orage initial, est bien un raccourci du sens de l’œuvre, et que cet apaisement signale, avec l’image du « naos », un accomplissement. « Le Pré » est le moment de l’œuvre où il est pris acte pleinement de la fin de l’orage et de la possibilité de quitter l’abri des arbres, symbolisant la « parole qui garde ». C’est la prise en considération du ciel bleu après le ciel d’orage (j’y reviendrai) ; c’est aussi le choix de la vie contre la tentation originelle de la dévastation : le très ancien mot d’ordre « tout détruire sous une catastrophe des eaux (…). Ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles » (PR, I, 175) peut être considéré rétrospectivement comme une tentative de radicalisation désespérée de l’orage. Du reste, l’explication étymologique d’orage donnée au Littré (que Ponge a très certainement consulté) précise que le motvient « d’une forme fictive « auraticum », du latin aura, « vent, souffle». L’orage est donc un avatar du vent, cette très vieille menace de puissance autoritaire pesant sur la parole. Mais si à l’origine la parole cherchait, contre le silence, à s’approprier cette puissance en s’incarnant dans l’orage (« il fera l’orage ou le silence »), l’aboutissement du parcours, ce pourrait bien être l’accession pleine et entière à une parole délivrée de l’alternative orage-silence. Une parole qui ne se mesure plus aux puissances de la nature, mais qui assume orgueilleusement son humanité.

A ce titre, la longue hésitation du texte entre « gronder » et « parler »848 serait hautement significative d’un passage du grondement, mode d’expression que l’homme partage avec certains éléments naturels, comme le tonnerre – et certains animaux, tels que le chien –, à la parole, spécifiquement humaine849. D’autant plus que le grondement, qui comporte des sèmes tels que « menace » ou « émeute sur le point d’éclater », réfère clairement à la colère, ce sentiment dominant dans tout le début de l’œuvre de Ponge et jamais totalement disparu, (du reste l’orage, s’« il s’éloigne », cependant « fulgure encore » sur « l’horizon bas ») (NR, II, 343). Cette colère aurait eu initialement du mal à s’exprimer, à se faire entendre : « gronder » ne désigne-t-il pas aussi, en parlant des hommes, le fait de « se plaindre à voix basse entre ses dents sous l’effet de la colère » (Littré) ? Le grondement n’est pas encore tout à fait une parole articulée. Ponge a-t-il gardé, dans la version finale, les deux termes « gronder » et « parler » pour signifier son accès progressif à la parole véritable ? Une parole à laquelle il a assigné pour fonction la louange, alors que « gronder » signifie le mécontentement. C’est peut-être dans ce texte final que se dit le passage définitif d’un grondement encore très lié aux affects de la colère et de la souffrance à la PAROLE.

Notes
846.

Travail spectaculaire dont témoignent aussi les notes du « Reliquat du pré » : au total une quarantaine d’essais rédactionnels sur ce thème, entre le 25 juin et le 25 juillet 1964 (date d’achèvement du dossier).

847.

J. M. Gleize et B. Veck, Actes ou textes, op. cit., p. 101.

848.

Hésitation maintenue dans la version définitive : « l’orage originel a longuement parlé ». (…) « n’aura-t-il donc en nous si longuement grondé » (NR, II, 343).

849.

Etymologiquement, le grondement – du latin grundire, forme parallèle à grunnire, « grogner » – n’est qu’un grognement.