A. « Le Pré », nouvelle « Promenade dans nos serres »?

« Le Pré » est, comme l’était « La Mounine », profondément relié à une émotion ressentie en un lieu et un moment précis, émotion que dans un cas comme dans l’autre le texte se propose d’élucider.850 Or dès la première évocation – en octobre 1960 – de ce pré, aperçu près du Chambon sur Lignon l’été précédent, mention est faite des promeneurs qui s’y trouvaient :

‘En haut (…), nous nous trouvions parmi des buissons secs, (…) parmi les rochers et les fûts d’arbres.
Et tout en bas de nous coulait une rivière (…).
Entre les deux, le pré. Une théorie de promeneurs l’empiétait, au bord de l’eau (FP, II, 437-438).

Dès ce même fragment, du reste, le pré est défini par rapport à l’activité humaine, comme seul lieu de passage aisé entre les roches et la rivière. Cet aspect propice à la promenade sera souligné plusieurs fois dans le travail ultérieur : « Les prés sont (…) la partie [d’une vallée] (…) disons marchable, ambulable, piétinable » (ibid., 456, je souligne) ; « Lieu habitable, promenable,surface amène » (ibid., 477, je souligne).

Quant aux promeneurs eux-mêmes, Ponge les mentionnera de nouveau dans le passage de juin 1964 où, revenant sur le moment précis de sa contemplation initiale du pré, il tentera de dire « de quelle émotion il [le texte] naquit » (ibid., 487) :

‘Etait-ce dimanche ? Des promeneurs par groupe, groupe d’amis, familles, avançaient sur ce pré. Ce pré connaissait une population (au sens actif). Voilà. Ce fut tout. (…) Je fus je ne sais pourquoi saisi d’une sorte d’enthousiasme secret, calme (…). Je sus immédiatement que cette vision demeurerait telle quelle, intacte dans ma mémoire (ibid., 488). ’

Du reste, une note datée de 1970 atteste que l’émotion éprouvée devant ces promeneurs est d’autant plus importante qu’elle renvoie à un autre souvenir, plus ancien : « La procession endimanchée de quelque (blanche) théorie de promeneurs en famille le long d’un ruisseau (…), voilà qui m’a, à deux reprises, ému. La première fois, ce fut en Alsace, au printemps (…) »851.

« Le Pré » propose donc un espace « amène » de promenade, ce qui rappelle évidemment « La Promenade dans nos serres ». Aux deux extrémités de l’œuvre, il y aurait ainsi la proposition, faite au lecteur, d’un espace d’heureuse circulation qui, serres ou pré, est celui du langage. Mais l’effet d’écho ne s’arrête pas là. Car si « La Promenade » décrivait un jardin fleuri, le pré ne tarde pas à recevoir la qualification de « paradis ». Or Ponge a depuis longtemps noté qu’un paradis est étymologiquement un jardin, recopiant dès 1941, dans « Le Mimosa », la définition suivante trouvée au Littré : « Paradis : grands parcs, jardins délicieux. Les parcs des rois achéménides (Renan). Mot persan » (RE, I, 374). La mention du pré comme paradis, dans La Fabrique du Pré, apparaît en 1962 :

‘Le pré est la plus douce des propositions de la nature à l’homme, animal vagabond 
(Paradis)
sous un ciel clément
dans un climat tempéré (…).
Enfin, un pré (FP, II, 463). ’

Elle est reprise et développée en novembre 1963 :

‘Lieu habitable, promenable (…). Aperçu tout à coup comme Déjà habité, promené (parcouru) par les/ bienheureux /créatures enfin bienheureuses. C’était un dimanche. Un lieu de loisir éternel. Une récompense, une aménité (enfin !) de la nature, un pardon (ibid, 477, je souligne). ’

L’assimilation des promeneurs à des « bienheureux » fait du pré le lieu de la béatitude. Et aussi, comme le paradis, celui où l’on ressuscite : Ponge poursuit en effet en qualifiant le pré de « lieu aussi de la résurrection de la vie universelle sous sa forme la plus élémentaire (…). Il fleurit, il fiorit »852 (ibid., 477). On a vu aussi plus haut comment Ponge mettait en scène sa propre « résurrection » sur ce pré où le découragement l’avait fait s’étendre dans un quasi-abandon à la mort. L’invocation qui appelle cette résurrection, « Oh ! alors, la merveilleuse simplicité des prés vienne à mon secours ! » (ibid., 472) constitue un effet d’écho supplémentaire par rapport à « La Promenade dans nos serres », qui comportait un semblable appel au secours : « Ô draperies des mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels, parterres de voyelles colorées, (…), à mon secours ! » (PR, I, 176)

L’espace des serres et l’espace du pré sont donc deux motifs paradisiaques. Mais, à quarante-cinq années d’intervalle, on ne s’étonnera pas que la nouvelle évocation du lieu idyllique comporte quelques différences par rapport à la première. Ici, à la place des serres destinées à la culture de fleurs somptueuses, on trouve une végétation élémentaire – herbes et graminées. Si l’on se souvient que dans « La Promenade », les fleurs représentaient les mots (« parterres de fleurs colorées », « boucles superbes des consonnes »…), il semble qu’ici l’importance donnée à la perfection verbale cède le pas à la considération d’un espace élémentaire de la parole. Si la nature, sous forme d’herbe, (l’un des grands thèmes du texte, est, on l’a vu, la Nature) semble l’emporter ici sur la culture, peut-être peut-on y voir une confiance dans la nature parolière de l’homme, même lorsqu’elle s’exerce sans rhétorique concertée, dans une certaine liberté853. A la question « Pourquoi aimons-nous un pré ? », Ponge répond du reste « parce que c’est une pelouse non interdite » (FP, II, 454). Si le pré représente un espace de plus grande liberté que les serres c’est aussi parce qu’il se trouve associé à un imaginaire nourricier (pacage, « biberons » de l’herbe) et devient ainsi un lieu non seulement de circulation mais de mise à disposition de la nourriture, et d’assimilation permanente. La sensualité tient une place beaucoup plus grande dans cet espace que dans celui de « La Promenade ».

Mais surtout, « Le Pré » donne à lire une articulation beaucoup plus nette entre paradis et parole, notamment à partir du moment (15 juillet 1964, donc dans les derniers jours de travail) où est enfin trouvée l’orchestration définitive du thème paradisiaque, : « Que parfois la Nature à notre réveil nous propose ce à quoi justement nous étions disposés, la louange aussitôt s’enfle dans notre gorge. Nous croyons être au Paradis » (ibid, 498). Dans cette formule, qui sera conservée dans la version finale – avec la seule modification d’une disposition versifiée – le mot de « louange » équivaut à « parole ». En effet les formulations préparatoires montrent que c’est « parole » qui apparaissait primitivement. Le 28 juin 1964 Ponge écrivait :

‘Comment l’être [il s’agit du pré] sans le refaire en paroles. Comment le posséderions-nous s’il ne sortait pas de notre bouche. La parole dès lors s’enfle dans notre bouche (dans notre gorge). Nous n’avons d’autre raison d’être que de le dire (ibid, 493, je souligne ). ’

Plusieurs passages du « Reliquat » (tous du 12 juillet 1964) confirment le choix du mot « parole » au lieu de « louange » dans la formulation initiale : « Parfois notre nature nous prédispose à un pré et voici qu’aussitôt par endroits elle nous le procure. (…) La parole aussitôt dans notre gorge se rassemble» (ibid., 535) Ou encore :

‘La parole dès lors s’enfle dans notre bouche
Telle sera aujourd’hui notre façon d’être (ibid., 536).854

Notes
850.

Ce qui indique le statut privilégié de ces deux textes, sur le plan de l’imaginaire et de l’affectivité.

851.

Note citée par Bernard Veck (OC II, 1528, note 9 sur le texte).

852.

La connotation religieuse se renforce ici d’une probable référence, avec l’archaïsme « fiorit », aux Fioretti de saint François d’Assise.

853.

« Serres » est après tout de la famille de « serrure »…

854.

L’hésitation entre les deux mots finit par donner lieu à une formulation double : « La louange parole aussitôt s’enfle dans notre gorge : il nous semble être au Paradis » (ibid., 537).