Coïncidence du désir et du monde

Dès la première formulation du « nous croyons être au Paradis », l’impression paradisiaque est présentée comme l’effet d’une merveilleuse coïncidence, au réveil, entre les rêves de la nuit et les propositions faites par le jour. Cette coïncidence est ce qui fondera l’incipit du texte définitif :

‘Que parfois la Nature, à notre réveil nous propose
Ce à quoi justement nous étions disposés,
La louange aussitôt s’enfle dans notre gorge.
Nous croyons être au Paradis (NR, II, 340). ’

Si le détail de cette articulation n’apparaît pas dans la version définitive, il est explicite dans les fragments de la fin du travail (juillet 1964), tels que les propose la Fabrique. Le sentiment d’« être au paradis » naît de ce que

‘parfois, la Nature au réveil de nos (…) cinq sens /au sortir du campement nocturne (…) leur propose (…) le séjour vers lequel, durant notre recomplexion nocturne, nous avions (…) profondément aspiré (…)
[ainsi nos sens] se croient au séjour qu’en leur recomplexion nocturne ils avaient tous ensemble profondément aspiré (FP, II, 507). ’

Ce qui fait « s’enfler » la parole, c’est cette coïncidence, à l’aurore, du désir et du monde. Voici que qui provoque l’inspiration, au sens propre ici, puisque enfler (du latin inflare, de flare « souffler ») signifie « remplir de souffle, d’air »855.

Il y a donc rappel, au stade ultime de l’œuvre, de la délivrance, désormais conquise (se croire en paradis, c’est, dit Littré « être dans une extrême joie, ou se trouver délivré d’une vive douleur, d’une grande inquiétude ») à l’égard de ce qu’était autrefois le tragique des aurores, cet empêchement de la parole, renouvelé chaque matin. Maintenant c’est au réveil, à l’articulation de la nuit et du jour, au moment précisément où elle était naguère frappée d’interdiction, que la parole s’enfle dans la gorge. Car le spectacle offert, au réveil, par la nature, est exactement le « séjour » auquel le dormeur, dans sa « recomplexion nocturne », donc au plus profond de lui-même, aspirait. Dans « séjour » il y a « jour » (y compris étymologiquement : subdiurnare , « durer longtemps ») ; le « céleste séjour » périphrase traditionnelle pour « paradis », n’est plus en opposition avec les aspirations liées à la nuit. Le paradis, c’est la coïncidence miraculeuse du désir et du monde tel qu’il est, en pleine lumière. Ce qui recoupe la coïncidence, largement soulignée par le texte, entre la Nature et notre nature. La parole, dont la qualité essentielle est d’être de louange, naît de cet accord.

C’est là le parachèvement du travail accompli avec « Le Soleil », où s’affirmait l’ambition de« changer le mal en bien » et « les travaux forcés en Paradis » grâce au « pouvoir du langage » (P, I 783, je souligne). Le soleil était le principe organisateur d’un enfer de la création ; il éclairait la damnation des créatures, dans toute sa variété, mettant en lumière « les formes et les couleurs » comme autant de façons, écrivait Ponge, d’exprimer « la damnation particulière de chaque être, (…) c’est-à-dire sa façon particulière d’adorer et de mourir » (ibid.,782). « Le Pré » fera de cette variété le principe, au contraire, d’un paradis de paroles. L’élan donné par la nouvelle aurore conduit à une re-création du monde.

Notes
855.

Le terme « enfler » particulièrement heureux, permet aussi de suggérer qu’on peut « enfler la voix » sans pour autant tomber dans l’enflure.