Paradis de la re-création 

L’instrument principal de cette recréation sera découvert tardivement, à la fin de l’année 1963 : c’est grâce à la notion d’onomatopées originelles, que l’auteur trouve enfin comment faire pour que les prés de parole « naissent autrement » que ceux des peintres.

Le 22 décembre 1963, Ponge note :

‘Pré. Pratum. Paratus.
(Nous avons à nous arranger avec nos mots, du moins avec nos syllabes, nos racines.) Racines des significations.
Onomatopées originelles : comment en sortir ? Impossible !
Donc, il faut y rentrer. (…)
Leurs variations, leurs développements, diversifications, ramifications (…), régénérations, réensemencements suffisent à dire la complexité de la vie et du monde, (…). 
Encore faut-il les prononcer, Parler. Et peut-être paraboler. Toutes, les dire (FP, II, 482-483). ’

C’est là un passage capital, et particulièrement dense. Il débouche sur l’association « parler-paraboler », dont je réserve le commentaire pour plus tard, mais qu’il me fallait citer pour montrer qu’elle surgit dans le même mouvement que la découverte des onomatopées originelles. Le texte, à cette étape, connaît une spectaculaire avancée heuristique.

M’attachant pour le moment à la notion d’onomatopées originelles, je soulignerai ce commentaire qu’en donne Ponge un peu plus loin : « sur le plan logique nous nous trouvons au seul niveau qui nous convienne, celui des onomatopées originelles, des infrasignifications » (ibid., 505). En effet, ce niveau, caractérisé par sa profondeur, nous ramène à l’objeu, dont la définition mentionnait « les liaisons formées au niveau des racines » (P, I, 778). C’est à cette profondeur seulement que peut s’opérer une re-création, de même que c’est là seulement que peut s’établir le fonctionnement de l’objeu. Et surtout, c’est là que peut être trouvée l’objoie – cette notion que Ponge va très bientôt « officialiser » dans l’Appendice V au Savon. L’objoie est le signe que le texte est parvenu à son paradis : « ce que j’appelle l’ "Objoie" » écrira Ponge dans « Texte sur Picasso », c’est « l’orgasme auquel atteint tout système de signes parvenu, par un redoublement forcené de l’étreinte textuelle, au Septième Ciel » (AC, II p 730).

L’accession au niveau de profondeur où résident les « infrasignifications » que sont les racines des mots autorise une euphorique re-création verbale à partir des sons élémentaires. C’est la première fois que Ponge, qui a pourtant recouru depuis toujours aux racines des mots, leur donne un rôle aussi totalement matriciel par rapport au texte en train de s’écrire. Comme si, en effet, il atteignait là, enfin, « au seul niveau logique » qui le satisfasse véritablement. Ce sur quoi insistera encore la version finale : « Nous voici, en tout cas (…) au seul niveau logique qui nous convienne » (NR, II, 341). L’enjeu est de substituer à la création divine les nominations originelles dues à l’homme et à lui seul :

‘La nature aussitôt nous le rappelle, contre les impostures de la poésie.
Il n’y avait point d’imposture dans la nomination originelle.
Lorsque l’homme a nommé le pré, (…) il avait un besoin de le distinguer de le désigner à sa famille, comme le lieu de repos privilégié (…).
Il en avait eu l’émotion et pour en avoir la pratique il avait eu besoin de le désigner (FP, II, 497-498). ’

Dire le monde, à l’aide des onomatopées originelles, ce sera refaire la création :

‘Leurs variations suffiront bien à dire
La merveilleuse et fastidieuse
Monotonie et variété du monde
Enfin, sa perpétuité(FP, II, 510). ’

Il faut remarquer que depuis le passage par l’enfouissement symbolique des années cinquante, enfouissement jusqu’« au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations » (M, I, 631), l’aspiration à retrouver un état primitif du langage, dans lequel mots et choses seraient en continuité, est de plus en plus prégnante chez Ponge. Elle apparaissait ainsi dans les dossiers de « La Figue », où la poésie était dite « art d’assembler les mots de façon à mordre (…) dans le fond obscur des choses », et de faire revenir les mots « à leur origine concrète, au rapprochement des racines, au lieu antérieur où les choses et les mots se confondent » (CFP, II, 820). Elle s’exprime aussi, à plusieurs reprises, dans les Entretiens avec Philippe Sollers 856 .

L’ambition d’un paradis recréé par les paroles découle, en outre, d’une conception formulée à plusieurs reprises par Ponge dans les années cinquante : celle du monde comme enfer, produit de la création divine comme erreur. Ainsi lit-on dans Des étrangetés naturelles (1953) :

‘J’imagine le monde comme un Paradis perdu, au sens de devenu fou, le Paradis transformé en Chaos anarchique, en prison, en enfer et chaque être [ s’adaptant] pour vivre quand même, malgré le coup de baguette qui a tout dérangé, qui a déclenché le désordre et la folie (II, 952)857. ’

Dans « Errare divinum est » (1954), la variété des espèces est conçue (comme dans « Le Soleil », dont l’achèvement est contemporain) comme la manifestation même de la damnation des créatures :

‘C’est la Puissance qui se trompe, et nous (…), créatures de cette puissance, supportons le poids de ces erreurs (…). La particularité de l’erreur étant ce qu’on appelle personnalité ou caractère… Et, quant à moi (ou au parti pris des choses), ce qu’il s’agit de définir. La particularité de la damnation de chaque chose(PE, II, 1016). ’

Le rôle du poète est donc précisément de retourner la damnation de la variété en glorification de cette variété, par l’attention portée à la particularité de chaque créature. L’aspiration à rendre compte de la variété du monde est présente de longue date chez Ponge – qui, en 1943, écrivait avoir songé pour son œuvre au titre « De Varietate rerum » (PR, I, 217) – mais c’est tardivement qu’elle se formule comme réponse à la création divine, et c’est dans « Le Pré » qu’elle trouve son accomplissement. En effet, si Ponge avait d’abord parlé de « complexité » du monde, pour désigner ce dont les onomatopées originelles permettraient de rendre compte, il remplacera ensuite ce mot par « variété », jusque dans la version définitive du texte qui indiquera l’aptitude des onomatopées originelles à exprimer « la merveilleusement fastidieuse monotonie et variété du monde » (NR, II, 342, je souligne).

Une telle re-création implique, paradoxalement, une valorisation de l’erreur : « Il y aurait seulement à constater que Les Erreurs se compensent ou s’harmonisent, de façon à fonctionner » (PE, II, 1017). Les êtres vivants, autant d’erreurs, ont su « se compenser » et « s’harmoniser » « de façon à fonctionner ». C’est ce fonctionnement, rachetant une création mauvaise, qui est admirable. C’est lui que tente de reproduire la création par la parole (spécifiquement humaine : rappelons que le soleil, image du créateur, « n’a pas la parole »). Revendiquer, admirer, louer la « particularité de la damnation » de chaque chose, c’est racheter la damnation en faisant de la création un paradis de la variété. Dans la lignée des textes antérieurs déjà anciens où apparaît la notion de « paradis », notamment « Le Galet »858, le paradis selon Ponge coïnciderait avec la consécration de la variété, dégagée de la damnation originelle qu’elle représentait. La variété est le fait du vivant, et le paradis n’est pas celui des essences immuables, mais de la pleine réalisation, assumée et même louée, de cette variété.

Le paradis du « Pré » est ainsi en quelque sorte un para-dit, une autre création par le Verbe, (grâce aux onomatopées primitives), rachetant l’originel « coup de baguette » créateur, qui n’a déclenché que « le désordre et la folie » (« Des étrangetés naturelles »). Le paradis de la parolen’est pas retour à un paradis perdu, il est paradis trouvé. Ceci apparaissait déjà nettement dans « La Figue », dont l’objectif était en effet de créer une « figue de paroles », conçue pour s’opposer à la « figue véritable » qui « est au paradis de l’existence », paradis « par définition perdu » (CFP, II, 823). « Comment faire ? » poursuivait Ponge :

‘Il me faut faire confiance à l’erreur des paroles.
A la fraternité des créatures et des paroles (ibid, II, 824). ’

Contre la nostalgie du paradis perdu, et bien perdu, il faut donc créer un paradis des paroles, dans lequel l’erreur a sa place, essentielle même, alors qu’elle n’était qu’un résultat de la création divine : « Vivre, être, créer, c’est errer. Hors de l’immobilité, du néant (que nous récusons, renions, détestons), il n’y a qu’erreurs. Vivent donc les erreurs ! » dira le « Texte sur Picasso » (AC, II, 737).

Notes
856.

EPS, 46-47 et 169-170. Sur ce thème, voir l’analyse de Jean Pierrot, dans Francis Ponge, Corti, 1993, pp. 331-337.

857.

Cette vision tragique de la création était, du reste, déjà sensible dans « Ad litem » en 1931.

858.

« Toutes les formes de la pierre existent simultanément au monde. (…) Point de conception : tout existe ; ou plutôt, comme au paradis, toute la conception existe » (PPC, I, 54, je souligne).