Perpétuité, objeu, « moulin à prières »

Si « Le Pré » est paradis, c’est aussi parce que, comme l’objeu, il vise à atteindre, grâce aux onomatopées originelles, à un fonctionnement perpétuel par bouclage des significations. Or la perpétuité n’est-elle pas caractéristique du paradis ? « Le Pré », qui rejoint le niveau des racines propre à l’objeu, réalise aussi l’objectif de « la multiplication intérieure des rapports » par « les significations bouclées à double tour » (P, I, 778), puisque avec la notion logique de pré, on est « au cœur des pléonasmes » (NR, II, 341) : « Tout y est – et tout y est alors comme ici dans cette phrase – est à juste titre redoublé, multiplié, (…) pléonasmatique » (FP, II, 478). Le texte peut alors s’établir dans la visée d’une perpétuité.

Le mot « perpétuité » lui-même apparaît en juillet 1964, associé aux onomatopées originelles qui, écrit alors Ponge, « suffiront bien à dire » non seulement la « variété du monde » mais « sa perpétuité » (FP 510). Cette notion de perpétuité, outre qu’elle caractérise désormais l’objeu, est devenue une valeur hautement désirable aux yeux de Ponge depuis qu’il a perçu chez Braque « le perpétuel et son bruit de source »859 et surtout depuis que l’œuvre de Malherbe, qu’il qualifie de « mouvement perpétuel » (PM, II, 18), lui en est apparue comme le modèle860. Elle fait ainsi, en 1955, l’objet de cette déclaration : « aussi bien, nous sommes-nous, une fois pour toutes (et je ne dis pas que ce soit par résolution, car il en fut toujours ainsi, dès l’origine), une fois pour toutes, dis-je, établi dans le perpétuel » (PM, II, 170). Voici donc retournée en objectif revendiqué la critique adressée à Ponge en 1943 et qu’il rapportait dans « Pages bis » IX avec quelque agacement : « L. m’a demandé si ça ne me gênait pas de pouvoir ainsi décrire à perpétuité, à jet continu » (PR, I, 220). L’assomption du perpétuel au rang de principe d’écriture sera du reste ultimement soulignée avec le choix, du titre Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel pour le recueil qui paraîtra en 1984. Mais c’est dans « Le Pré » que la perpétuité trouve peut-être son plus bel emblème avec l’image du moulin à prières, dressé au cœur du paradis de la parole.

L’expression « moulin à prières », qui figurera dans la version définitive du texte, n’apparaît que tout à la fin du dossier, dans une des dernières rédactions , en même temps que le « saint des saints » et le « naos » auxquels la rattache le même registre métaphorique du sacré :

‘C’est que nous voici parvenus au saint des saints
Au naos. (…)
Ici tourne déjà le moulin à prières
Toute idée de prosternation y étant d’ailleurs absente car
elle est contradictoire à la verticalité de l’objet (FP, II, 510).’

Ce moulin à prières renvoie évidemment à la parole, par le biais de l’expression « moulin à paroles », qu’il vide de sa signification péjorative courante. Le cyclisme perpétuel du moulin est un fonctionnement textuel, qui rappelle celui de l’objeu. Quant au rapprochement métaphorique du pré et du moulin, il fait l’objet d’un commentaire explicatif, dans un passage du « Reliquat » : « L’eau le réimbibant [il s’agit du pré] et montant dans ses tiges, se réinsuffle dans la vie son abstraction, et va faire tourner le moulin à prières » (FP, II, 558).

On voit que l’eau est le principe de fonctionnement de la métaphore du moulin. Or, si c’est la première fois que le mot « moulin » apparaît en articulation avec la parole, le mécanisme du moulin à eau était déjà évoqué dans Pour un Malherbe, avec la formule « tout lui apporte de l’eau » :

‘Quand elle [la corde sensible] vibre, c’est à la fois raison et réson.(…)
Tout y vient, tout lui apporte de l’eau.861 (…) 
La Vérité jouit plus qu’elle ne se proclame ( PM, II, 112). ’

La clé du mouvement perpétuel, c’est le dynamisme de l’eau, dont le « cyclisme perpétuel » avait pourtant été longtemps présenté par Ponge comme une simple sujétion à la puissance du soleil862. L’eau, représentation jadis honnie du flot de paroles, devient instrument d’une des métaphores les plus hautes de la parole. Elle qui n’obéissait qu’à la pesanteur devient, en faisant tourner le moulin, agent de l’ascension verticale des prières – qui, comme chacun sait, s’élèvent vers le ciel. (Tout, décidément, apporte de l’eau au moulin de Ponge, même ce qui semblait le plus éloigné d’en être capable : l’eau.) Quant au moulin, machine à moudre, à réduire, à concasser, il participe du retour à l’élémentarité qui caractérise le pré et le rend propice à la renaissance de l’herbe et des fleurs. Ponge le définit en effet comme de l’eau mêlée à la terre, « c’est-à-dire à la roche réduite en tout petits fragments et mêlés à toutes sortes de débris des autres règnes (…). Le tout réduit en grains infimes » (« Haché menu », dira-t-il un peu plus loin) (FP, II, 438 et 453, je souligne). La recréation du monde suppose de faire retourner d’abord ses constituants à leur forme élémentaire. Comme si la parole était une machine à ramener le monde à son état naissant.

Le paradis de la parole, c’est dans une certaine mesure l’entrée en fonctionnement de l’objeu. Le pré, à la fin de l’œuvre, peut d’autant mieux figurer un paradis de la parole que le texte intègre l’acquis de l’objeu (évidemment absent de « La Promenade dans nos serres »). Notion centrale, à la fin de l’œuvre, que celle de « paradis », qu’évoquent « La Figue », l’excipit du Savon, « Le Pré », et qui faisait déjà son apparition dans le Malherbe :

‘Oui, nous entrerons dans un nouveau Paradis, mais non un paradis de l’Homme, plutôt au Paradis (ou aux Jardins) des Raisons adverses, au Paradis de la Variété, du Fonctionnement, du Libre et Virtuose jeu, de la Jubilation (Etrusque), de la Gambade, de la Danse, de la Saltation Universelle (PM, II, 125). ’
Notes
859.

Citation de Braque, que Ponge reprend à son compte dans « Braque-dessins », en 1950 (AC,II, 588).

860.

Curieusement, le qualificatif « perpétuel » était d’abord plutôt négatif chez Ponge, par exemple dans la manière dont il présentait la Seine comme « ce cours perpétuel d’eau froide qui traverse lentement Paris » (SEI, I, 245).

861.

Dans la « Tentative orale » le « moment de la vérité » était défini déjà comme celui où « tout vient à la fois » (M, I, 666).

862.

Dans « De l’eau » (PPC, I, 32), et dans « Le Soleil », (P, I, 787), Ponge emploie à propos de l’eau la même formule : le soleil la « force à un cyclisme perpétuel ».